vendredi 9 mars 2018

Une catastrophe naturelle

Réflexions du matin, tandis que Marc, personnage central du roman de Pascal Garnier, arpente une brocante...

À force de passer de main en main, d'être recyclés, tous ces trucs, bidules, machins n'en finissaient pas de finir. En fait, ils n'appartenaient plus à personne depuis bien longtemps. Ils étaient de passage, à prendre ou à laisser. On les repeignait, on les ponçait, on leur changeait les poignées et c'était reparti pour un tour. C'est dans cet état transitoire que Chloé l'avait récupéré après son divorce. Elle l'avait décapé, verni et installé à une place douillette dans sa maison. Après les dix-sept ans de purgatoire qu'avait été sa vie avec Edith, cette reconversion tenait du miracle et il en remerciait le ciel chaque jour. Cependant, à présent qu'il y avait prescription, il n'en voulait plus à sa première épouse. Il gardait d'elle un souvenu confus, mélange d'angoisse et de fascination, de ce qu'on éprouve devant une catastrophe naturelle. A la naissance d'Anne, elle lui avait collé le bébé dans les bras, comme on se débarrasse d'un cadeau encombrant, d'une chose désirée mais qui ne convient plus, et s'était enfuie avec un poète chilien de nature exclusive. Marc, qui n'avait jamais souhaite d'enfant, s'était occupé de la petite, plus par devoir que par amour, entre deux allers-retours d'Edith, que ses pulsions amoureuses avaient réduite à l'état de phalène. Il avait assumé honnêtement sa fonction de père comme il assumait tout le reste, métro, boulot, dodo, sans protester, avec la pugnacité d'un bœuf traçant son sillon. Anne, dotée d'un tempérament aussi imprévisible que celui de sa mère, lui en avait fait voir pareillement de toutes les couleurs jusqu'à ce que l'une et l'autre quittent définitivement la maison, pour se consacrer à des expériences équivoques, quelque part, ailleurs, sans lui. Marc s'était alors retrouvé sur le carreau, tout comme ces objets bizarres qui l'entouraient aujourd'hui, rouillé, cabossé, à recycler.

Pascal Garnier, Le Grand Loin (2009)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire