mardi 19 juin 2012

Excès et Insuffisance

Il y aurait tant d'extraits à citer dans Guerre et Paix... Ce sera néanmoins le dernier, avant changement d'ambiance pour les prochains romans que j'évoquerai ici.

En captivité, dans le baraquement, Pierre avait découvert - et cela non pas avec son intelligence mais avec tout son être vivant - que l'homme est créé pour le bonheur, que le bonheur est en lui, qu'il consiste dans la satisfaction des besoins naturels de l'homme et que tout le malheur vient non de l'insuffisance mais de l'excès; mais à présent, au cours de ces trois semaines de marche, il avait encore appris une nouvelle et consolante vérité: il avait appris qu'il n'y a au monde rien d'effrayant. Il avait appris que, tout comme il n'existe pas au monde de situation dans laquelle l'homme soit heureux et entièrement libre, il n'existe pas non plus de situation dans laquelle il soit totalement malheureux et privé de liberté. Il avait appris qu'il existe une limite aux souffrances et une limite à la liberté et que cette limite est très proche; que l'homme qui souffrait parce que dans son lit de roses un pétale s'était replié, souffrait comme lui-même souffrait à présent quand il s'endormait sur la terre nue et humide en se réchauffant d'un côté, et en se refroidissant de l'autre; que lorsqu'il mettait autrefois ses étroits escarpins de bal, il souffrait comme il souffrait pieds nus (ses chaussures étaient depuis longtemps tombées en lambeaux), et que ses pieds étaient couverts d'escarres. Il reconnut que lorsqu'il avait, librement croyait-il, épousé sa femme, il n'était pas plus libre qu'à présent qu'on l'enfermait pour la nuit dans une écurie.

La guerre et la Paix, Léon Tolstoï (1865-1869)
[ Livre IV, 3ème partie, chapitre XII ]

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