dimanche 29 avril 2012

Pourquoi est-ce que je souffre ?

Guerre et Paix, la suite.
A relire les deux extraits faisant suite au précédent parmi ceux que je prévoyais de publier, je m'aperçois que - bien qu'éloignés d'une bonne centaine de pages - ils relèvent du même registre.
Tous trois rapportent en effet les pensées de personnages, et illustrent la manière dont leur cheminement peut primer sur le déroulé de la réalité sensible, qu'elle soit statique ou agitée, apaisée ou douloureuse. Le Moi devient alors spectateur extérieur de sa propre expérience.


Nicolas Rostov, confronté à des soldats français, lors de la campagne allemande de la Grande Armée :
Qui sont-ils? Pourquoi courent-ils vers moi? Mais est-ce vraiment vers moi?... Et pourquoi? Pour me tuer, MOI que tout le monde aime?" Il se souvint comme l'aimaient sa mère, sa famille, ses amis... Non, on ne voulait pas le tuer!... Impossible!... Et pourtant... (Livre I, 2ème partie, chapitre XIX)

André Bolkonsky, blessé au cours de la bataille d'Austerlitz :
"Qu'est-ce qui se passe? Je tombe? Mes jambes se dérobent", demanda-t-il et il tomba sur le dos [...] Comment se fait-il que je ne voyais pas auparavant ce ciel infini? Et quelle joie de le connaître enfin! Oui, tout est vanité, tout est mensonge à part ce ciel. Rien, rien n'existe que lui... Mais cela aussi n'existe pas. Il n'y a rien, il n'y a que le silence, le repos... Et Dieu en soit loué!...." (Livre I, 3ème partie, chapitre XVI)

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Mais délaissons les champs de bataille pour aller sur le terrain d'une autre souffrance, celle que ressent la princesse Lise Bolkonsky (dont j'ai déjà abordé la si charmante caractéristique physique),  sur le point de donner la vie :

La petite princesse, coiffée d'un bonnet blanc, était étendue sur des oreillers (les douleurs venaient de s'apaiser). Ses mèches noires se tordaient autour de ses joues enflammées et couvertes de sueur ; sa charmante bouche vermeille, à la lèvre supérieure ombrée de duvet, était entrouverte et souriait avec soulagement. Le prince André s’arrêta devant elle, au pied du divan où elle était allongée. Les yeux brillants au regard craintif et enfantin sur lui sans changer d’expression : «Je vous aime tous, je n'ai fait de mal à personne, pourquoi est-ce que je souffre ? Aidez-moi», disait son visage. Elle voyait son mari, mais ne comprenait pas ce que signifiait son apparition soudaine. Le prince Andéré contourna le divan et la baisa au front.
- Ma chère âme, dit-il (jamais encore il ne lui avait parlé ainsi), Dieu est miséricordieux... - Elle le regarda d'un air puérilement interrogatif, chargé de reproches.
"J'attendais de l'aide de toi, et rien, rien, et toi non plus..." disaient ses yeux. Elle ne s'étonnait pas de son arrivée; elle ne comprenait pas qu'il venait d'arriver. Cette arrivée n'avait aucun rapport avec ses souffrances et leur soulagement.

La guerre et la Paix, Léon Tolstoï (1865-1869)

2 commentaires:

  1. Gui Andthetruc24 mai 2012 à 11:03

    J'ai bien aimé aussi la première description de bataille entre odeur de poudre, cris, agitation et la nature, belle, calme, immuable. Ça m'a fait penser aux films de Terence Malick quand ils étaient bien (La Ligne Rouge, Le Nouveau Monde).

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  2. Oui carrément.
    Tu verras que ces moments où le temps est suspendu, où l'âme semble s'éloigner du corps et de la réalité de la guerre, se reproduit qq fois.
    cf. par exemple l'extrait avec Rostov

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