mardi 20 mars 2012

L'esclavage, c'est la liberté


- The methamphetamine we make is much superior to the so-called biker crank you know of. [...] The narcotic effect is far more potent. This product is the drug of the future. [...] It's stronger, more addictive than cocaine, which means it will move in higher volume.

Conversations entre hommes d'affaires, dans la série Breaking Bad.
Effectivement, une drogue plus addictive aura de meilleures retombées économiques. Simple logique. Un raisonnement aussi froid pourrait sembler réservé aux pires esprits criminels, sans foi ni loi.

Après tout, même Don Corleone dans Le Parrain refuse de toucher à ce qu'il qualifie de "dirty business".

(c'est aussi parce qu'il pense qu'il pourrait alors perdre ses appuis politiques, soyons complets). Parmi les autres familles mafieuses, on trouve également quelques traces de scrupules, face à cette activité alors naissante.

Don Zaluchi: I don't want it near schools! I don't want it sold to children! That's an infamia. In my city, we would keep the traffic in the dark people, the coloreds. They're animals anyway, so let them lose their souls.


Pourquoi cette introduction? Pour établir un parallèle avec un article récemment lu sur lemonde.fr, relatant la parution d'un ouvrage intitulé "Golden Holocaust".

D'autres manoeuvres sont plus anciennes. Le plan Marshall, par exemple. Le grand programme d'aide à la reconstruction de l'Europe dévastée par la seconde guerre mondiale a également été "mis à profit par les cigarettiers américains pour rendre les populations européennes accros au tabac blond flue-cured, facilement inhalable". Tout est là. Le flue-curing est une technique de séchage des feuilles de tabac qui se répand largement aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, et qui permet de rendre la fumée moins irritante, donc plus profondément inhalable. Or jusque dans la première moitié du XXe siècle, on fume encore, dans une bonne part de l'Europe continentale, du tabac brun, très âcre, beaucoup moins dangereux et addictif. Car plus la fumée peut pénétrer profondément dans les poumons, plus l'afflux de nicotine dans l'organisme est rapide, plus l'addiction qui se développe est forte. Et plus les dégâts occasionnés sur les tissus pulmonaires sont importants. "Au cours de la réunion de Paris (le 12 juillet 1947) qui a mis en mouvement le plan Marshall, il n'y avait aucune demande des Européens spécifique au tabac, raconte Robert Proctor. Cela a été proposé et mis en avant par un sénateur de Virginie. Au total, pour deux dollars de nourriture, un dollar de tabac a été acheminé en Europe."

L'article est assez saisissant, par le nombre de manoeuvres qu'il énonce. Source principale du livre sus cité: les "tobacco documents", somme considérable de documents émanant de géants du tabac, rendus publiques au début des années 90 par une décision de justice.

Outre ces révélations, j'ai trouvé particulièrement bien vu le rapprochement avec le novlangue d'Orwell, pour dénonce l'imposture du message associant cigarette et liberté. Au-delà de l'image, celle du cowboy marlboro par exemple, il est vrai qu'on entend souvent les fumeurs dire d'un ton agacé qu'il s'agit là de la dernière liberté (de choix, d'action).

"Comment peut-on parler de liberté lorsque 90 % des fumeurs interrogés disent vouloir s'arrêter sans y parvenir ?" Le novlangue d'Orwell n'est pas loin. "La guerre, c'est la paix", "l'amour, c'est la haine" professait le Parti omnipotent de 1984. Dans le monde du tabac, "l'esclavage, c'est la liberté".

Et ce message fait mouche. Les adolescents voient souvent dans la cigarette une manifestation d'esprit rebelle. Convaincre qu'inféoder ses fonctions biologiques à de grands groupes industriels tient de la rébellion, voilà un tour de force marketing, dont le projet est inscrit en toutes lettres dans les "tobacco documents" : il faut vendre aux jeunes l'idée que fumer procède d'une "rébellion acceptable".

Breaking Bad, Hermanos (S04E01)
Francis Ford Coppola, Le Parrain (1972)
Robert Proctor, Golden holocaust (2012)

1 commentaire:

  1. Vu Hermanos, qui est l'épisode 8, et non l'épisode 1 de cette quatrième saison haletante... :)

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