Toujours prendre garde à ce que les condtions d'observation ne modifient pas l'expérience. Même en ethnologie.
Dernier extrait de La Vie Mode d'Emploi de Perec.
Le matin du quatrième jour, quand Appenzzell se réveilla, le village avait été abandonné. Les cases étaient vides. Toute la population du village, les hommes, les femmes, les enfants, les chiens, et même les vieillards qui d’ordinaire de bougeaient pas de leurs nattes, était partie, emportant leurs maigres provisions d’ignames, leurs trois chèvres, leurs sinuya et leurs pekee.
Appenzzell mit plus de deux mois à les retrouver. Cette fois-ci leurs cases avaient été hâtivement construites au bord d’un marigot infesté de moustiques. Pas plus que la première fois, les Kubus ne lui parlèrent ni ne répondirent à ses avances ; un jour, voyant deux hommes qui essayaient de soulever un gros tronc d’arbre que la foudre avait abattu, il s’approcha pour leur prêter main forte ; mais à peine eut-il posé la main sur l’arbre que les deux hommes le laissèrent retomber et s’éloignèrent. Le lendemain matin, à nouveau, le village était abandonné.
Pendant près de cinq ans, Appenzzell s’obstina à les poursuivre. A peine avait-il réussi à retrouver leurs traces qu’ils s’enfuyaient à nouveau, s’enfonçant dans des régions de plus en plus inhabitables pour reconstruire des villages de plus en plus précaires. Pendant longtemps Appenzzell s’interrogea sur la fonction de ces comportements migratoires. Les Kubus n’étaient pas nomades et ne pratiquaient pas de cultures sur brûlis, ils n’avaient aucune raison de se déplacer si souvent ; ce n’était pas davantage pour des questions de chasse ou de cueillette. S’agissait-il d’un rite religieux, d’une épreuve d’initiation, d’un comportement magique lié à la naissance ou à la mort ? Rien ne permettait d’affirmer quoi que ce soit de ce genre ; les rites kubus, s’ils existaient, étaient d’une discrétion impénétrable et rien, apparemment, ne reliait entre eux ces départs qui, à chaque fois, semblaient pour Appenzzell tout à fait imprévisibles.
La vérité cependant, l’évidente et cruelle vérité, se fit enfin jour. Elle se trouve admirablement résumée dans la fin de la lettre qu’ Appenzzell envoya de Rangoon à sa mère environ cinq mois après son départ :
“ Quelque irritants que soient les déboires auxquels s’expose celui qui se voue corps et âme à la profession d’ethnographe afin de prendre par ce moyen une vue concrète de la nature profonde de l’Homme – soit, en d’autres termes, une vue du minimum social qui définit la condition humaine à travers ce que les cultures diverses peuvent présenter d’hétéroclite – et bien qu’il ne puisse aspirer à rien de plus que mettre au jour des vérités relatives (l’atteinte d’une vérité dernière étant un espoir illusoire), la pire des difficultés que j’ai dû affronter n’était pas du tout de cet ordre : j’avais voulu aller jusqu’à l’extrême pointe de la sauvagerie ; n’étais-je pas comblé, chez ces gracieux Indigènes que nul n’avait vus avant moi, que personne, peut-être, ne verrait plus après ? Au terme d’une exaltante recherche, je tenais mes sauvages, et je ne demandais qu’à être l’un d’eux, à partager leurs jours, leurs peines, leurs rites ! Hélas, eux ne voulaient pas de moi, eux n’étaient pas prêts du tout à m’enseigner leurs coutumes et leurs croyances ! Ils n’avaient que faire des présents que je déposais à côté d’eux, que faire de l’aide que je croyais pouvoir leur apporter ! C’était à cause de moi qu’ils abandonnaient leurs villages et c’était seulement pour me décourager moi, pour me persuader qu’il était inutile que je m’acharne, qu’ils choisissaient des terrains chaque fois plus hostiles, s’imposant des conditions de vie de plus en plus terribles pour bien me montrer qu’ils préféraient affronter les tigres et les volcans, les marécages, les brouillards suffocants, les éléphants, les araignées mortelles, plutôt que les hommes ! Je crois connaître assez la souffrance physique. Mais c’est le pire de tout, de sentir son âme mourir… ”
Georges Perec, La vie mode d'emploi (1978)
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