«Depuis quarante ans, vous avez toujours entendu le premier jour de l’année, de la bouche de mes prédécesseurs, le même discours, avec seulement quelques variantes : comment notre pays fleurissait, combien nous avions fabriqué de nouveaux millions de tonnes d’acier, combien nous sommes tous heureux, combien nous avons confiance en notre gouvernement et quelles belles perspectives s’ouvrent devant nous !
«Je suppose que vous ne m’avez pas proposé à ce poste pour que je vous mente à mon tour. Notre pays ne fleurit pas. Le grand potentiel créateur et spirituel de nos nations n’est pas utilisé comme il se doit. Des branches entières de l’industrie produisent des choses qui n’intéressent personne, tandis que ce dont nous avons besoin nous manque toujours. L’Etat, qui s’appelle Etat des ouvriers, humilie et exploite les ouvriers. Notre économie arriérée gaspille une énergie rare. Le pays qui pouvait être fier, autrefois, de l’érudition de son peuple dépense tellement peu pour l’enseignement qu’il se trouve aujourd’hui à la soixante-douzième place mondiale dans ce domaine. […]
«Mais cela n’est pas encore l’essentiel. Le pire est que nous vivons dans un milieu moral pourri. Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir. Nous avons appris à ne rien croire, à ne pas prêter attention l’un à l’autre, à ne nous occuper que de nous-mêmes. Des expressions comme l’amour, l’amitié, la pitié, l’humilité ou le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension et ne signifient, pour nombre d’entre nous, qu’une sorte de particularité psychologique aussi désuète que des salutations oubliées du temps passé, un peu risibles à l’heure des ordinateurs et des fusées cosmiques.
«Peu d’entre nous ont été capables d’exprimer à voix haute que les puissants ne devraient pas être omnipuissants […]. Le régime au pouvoir jusqu’ici - armé de son idéologie fière et intolérante - a rabaissé l’homme au niveau d’une force de production […]. Il a transformé des personnes douées et jouissant de leurs droits, travaillant intelligemment dans leur pays, en boulons d’une machine monstrueusement grande, grondante et puante, dont personne ne sait quel est le sens véritable. Cette machine ne sait rien faire d’autre que s’user elle-même, et avec elle tous ses boulons, lentement mais irrésistiblement.
«Si je parle de climat pourri […], je parle aussi de nous. Nous qui nous sommes habitués au système totalitaire, nous qui l’avons accepté comme un fait immuable, donc entretenu par nos soins. Autrement dit : nous tous - bien qu’à des degrés différents - sommes responsables de la dérive de la machine totalitaire. Nous ne sommes pas seulement ses victimes, mais nous sommes tous en même temps ses cocréateurs. Pourquoi parler ainsi ? Parce qu’il ne serait pas raisonnable de considérer le triste héritage des dernières quarante années comme quelque chose d’étranger, légué par un parent lointain. Nous devons tous au contraire accepter cet héritage comme quelque chose que nous avons nous-mêmes commis contre nous. Si nous le prenons ainsi, nous comprendrons qu’il dépend de nous tous d’en faire quelque chose.
«Nous ne pouvons pas faire porter la responsabilité de tout cela sur les gouvernements précédents, non seulement parce que cela ne répondrait pas à la vérité, mais encore parce que cela affaiblirait le devoir qui se pose aujourd’hui à chacun de nous, le devoir d’agir, indépendamment, librement, raisonnablement et vite. Détrompons-nous : le meilleur gouvernement, le meilleur Parlement et le meilleur président ne peuvent pas, à eux seuls, faire grand-chose. Et ce serait très injuste d’attendre la solution d’eux seulement. La liberté et la démocratie, cela signifie la participation et la responsabilité de tous. […] Si nous nous en rendons compte, les horreurs dont hérite la nouvelle démocratie tchécoslovaque ne nous sembleront pas aussi épouvantables. Si nous nous en rendons compte, l’espoir reviendra dans nos cœurs…»
Discours prononcé par Václav Havel le 1er janvier 1990, au lendemain de son élection à la Présidence de la République Tchécoslovaque.
Václav Havel, ses premières lectures, son rôle du printemps de Prague (1968) à la révolution de velours (1989), ses pièces, ses années en prison, sa personnalité, la cission Tchéquie/Slovaquie, tout ça est évoqué dans Libération.
C'est également là que j'y ai lu ce discours.
Václav Havel est décédé le 18 décembre à l'âge de 75 ans.
En remplacant 'totalitaire' par 'capitaliste', ca donnerait un discours d'actualité. Mais je ne vois pas qui serait capable de le prononcer...
RépondreSupprimer