Lorsque j'allai au Centre Pompidou de Metz l'hiver dernier visiter l'exposition "Chefs-d'oeuvre?", je m'arrêtai longuement devant un tableau intitulé "Chef d'oeuvre inconnu #1".
Cette toile, signée Pierre Bismuth, se voulait reproduction du chef d'oeuvre fantastique, définitif, absolu de Frenhofer, décrit par Balzac dans sa célèbre nouvelle.
Dans le livre, avant que la toile nous soit dévoilée, nous assistons à la critique énergique d'une toile de Porbus, devant le peintre et Pissarro qui passait par là.
Lire l'analyse critique - 1 - d'une peinture - 2 - figurative - 3 - par un maître de la discipline est une chose qui m'apparaît remarquable.
- Ta sainte me plaît, dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d'or au-delà du prix que donne la reine ; mais aller sur ses brisées ?... du diable !
- Vous la trouvez bien ?
- Heu ! heu ! fit le vieillard, bien ?... oui et non. Ta bonne femme n'est pas mal troussée, mais elle ne vit pas. Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d'après les lois de l'anatomie ! Vous colorez ce linéament avec un ton de chair fait d'avance sur votre palette en ayant soin de tenir un côté plus sombre que l'autre, et parce que vous regardez de temps en temps une femme nue qui se tient debout sur une table, vous croyez avoir copié la nature, vous vous imaginez être des peintres et avoir dérobé le secret de Dieu!... Prrr! Il ne suffit pas pour être un grand poète de savoir à fond la syntaxe et de ne pas faire de fautes de langue ! Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable ; mais au second coup d'œil on s'aperçoit qu'elle est collée au fond de la toile et qu'on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C'est une silhouette qui n'a qu'une seule face, c'est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position.
Je ne sens pas d'air entre ce bras et le champ du tableau ; l'espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie. Il me semble que si je portais la main sur cette gorge d'une si ferme rondeur, je la trouverais froide comme du marbre ! Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d'ivoire, l'existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s'entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. Cette place palpite, mais cette autre est immobile ; la vie et la mort luttent dans chaque détail : ici c'est une femme, là une statue, plus loin un cadavre. Ta création est incomplète. Tu n'as pu souffler qu'une portion de ton âme à ton œuvre chérie. Le flambeau de Prométhée s'est éteint plus d'une fois dans tes mains, et beaucoup d'endroits de ton tableau n'ont pas été touchés par la flamme céleste.
Honoré de Balzac, Le chef d'oeuvre inconnu (1831)
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