jeudi 12 mars 2009

Jusqu'au dernier plan

Je suis toujours admiratif des auteurs parvenant à restituer la cohérence et l'incohérence d'un rêve, ce mélange de pesanteur et d'apesanteur, de tangible et d'irréel qui les caractérise.
Je l'évoquais déjà
ici.
L'exemple le plus réussi serait bien sûr Lewis Carroll, avec
Alice au Pays des Merveilles.
Mais voici un texte de Non-stop (disciple d'Arnaud Michniak).
Il faut imaginer une musique lente et hypnothique l'accompagner.

Comme convenu, le fils du soldat inconnu m'a rejoint à la sortie de la ville. Il a enfin décidé de m'accompagner chez ceux que l'on ne nomme pas. Il ne veut pas que je le filme. Il a longuement parlé à ma vieille voiture, en lui disant que nous allions faire un long voyage mais qu'elle n'irait pas jusqu'au bout avec nous et qu'il fallait qu'elle nous pardonne.

Voilà deux jours que nous sommes partis. Le fils du soldat inconnu a accepté la caméra, depuis que je l'ai assuré que ce film ne sera vu qu'une fois que l'un de nous deux sera mort. Il me dit qu'il ne sera jamais tout a fait mort... puis il me dit que son père vivait au bord de l'Autre monde. Il n'a pas voulu m'en dire plus.

Il me raconte aussi que, là où habite son père, il y avait un village. Et puis il y a eu la grande Guerre ; elle a effacé les routes, les hommes se sont perdus, et le désert a avalé les maisons vides. "Le désert est toujours le plus fort".

Il répète : "le désert est toujours le plus fort"

Nous arrivons chez son père. Il m'explique que son père est né un peu après le début du monde et qu'il est fatigué. Il me dit aussi qu'il n'est jamais surpris par ses visites, car il les rêve toujours trois ou quatre jours à l'avance. Le fils du soldat inconnu me demande de l'attendre devant la cabane. Je l'attends dans ma voiture. Je fixe la porte de la baraque, les heures défilent et je m'endors. Et là je fais un drôle de rêve.

Dans un coin de la maison, le fils du soldat inconnu semble traduire sa colère, balançant des couteaux vers un vieux chien qui pourrait bien être son pauvre père. A l'intérieur de la volière, ses oiseaux sont devenus des souris. Paniqué, je ressors de la maison et vois le village tel qu'il devait être dans le passé. A tous les coins de rue, le même mime me fait des signes. A ses cotés, une statue est ligotée pendant qu'un pendu part se désaltérer. La soif le révèle: ma gourde est vide. Je décide alors de rentrer dans la cabane pour demander de l'eau.

Le fils du soldat inconnu ouvre la porte. Il me présente aussitôt à son pere, qui me dit que je suis trop fragile pour les esprits du désert. Puis il m'explique que, si le deuxième jour on croise un chien qui sur le chemin va de la gauche vers la droite, il nous faudra suivre sa direction. Si le troisième jour un arc-en-ciel rouge sang apparaît au-dessus de nos têtes, il nous faudra s'assoir et se recroqueviller, jusqu'à ce qu'il disparaisse. Si la 4ème nuit un vent glacial nous réveille, c'est qu'ils voudront nous éprouver, et qu'ils auont demandé à la Mort de nous éventer avec son voile. Le cinquième jour, ils nous montreront peut-être quelque chose. Peut-être rien du tout. Ils ont une grande puissance, mais ce qu'ils font n'est plus de notre monde. Il sourit, pose sa main sur mon épaule, puis il s'en va.

Le lendemain, nous entrons dans un pays où il pleut des pierres. Il ne faudra pas parler de toute la journée ; en effet, parce qu'aucune parole n'est juste, ils capturent les paroles pour les enfoncer dans la terre. Une fois la terre blessée par les paroles qui portent la folie, elle se venge des hommes, la nuit, et les effraie en parlant toute seule. Il n'a pas voulu m'en dire plus.

Deuxième jour du voyage, nous voulons croiser un chien ; il nous faudra suivre sa direction. J'ai du mal à croire qu'il faille suivre un chien. Le fils du soldat inconnu me dit que ca n'etait pas qu'un chien. Le troisième jour, l'arc-en-ciel se dessine au-dessus de nous. Nous restons dans la pose que nous a montrée le père, pendant plus de trois heures.

De l'autre coté, commence le pays de ceux que l'on ne nomme pas. Soudain je me rends compte que tout s'est passé comme son père nous l'avait dit. Je suis plus impressionné que je le laisse paraître. Il me dit qu'ils peuvent se déplacer très vite, car parfois ils sont vraiment là, d'autres fois, ce ne sont que des rêves. Il ne veut pas m'en dire plus.

Il pense que nous n'aurons plus longtemps à attendre. Tôt ce matin, une silhouette qui ressemblait au mime de mon rêve est apparue sur le rocher. Devant moi, elle a foncé sur la paroi, pour réapparaître, au même instant, cinq cent mètres plus loin. Le fils du soldat inconnu m'a murmuré qu'elle se déplacait avec le rêve. Je ne croyais pas ce que je filmais. Ce soir, mon ami m'a demandé d'apparaître avec lui sur le film.

J'ai un pressentiment mais je refuse de l'admettre.

Le lendemain matin, le cinquième jour, deux silhouettes sont apparues, au moment même où j'ai vu le fils du soldat inconnu sur le rocher. Il m'a murmuré que le temps n'était qu'une illusion. En un instant, je l'ai retrouvé, son oreille sur mon coeur. Il me dit que quoiqu'ayant l'impression d'etre vivant, j'etais déjà mort. J'ai ouvert les yeux, mais il n'était plus là. J'ai filmé par réflexe. Quand je suis revenu sur le rocher, il était déjà vide. Je les ai alors cherchés là où la veille j'avais vu la silhouette du mime... et je les ai tous retrouvés : il y avait le mime, le pendu, la statue et le fils du soldat inconnu. Ils m'ont donné l'impression de disparaître dans la pierre, et puis je les ai revus à environ cinq kilomètres de moi, au bord du précipice. Ils regardaient la future destination.

J'ai cru un moment qu'ils allaient me faire un signe, mais ils ont de nouveau disparu. J'ai alors su que je ne les reverrai plus jamais.
Il n'y avait plus que mon film.
J'ai alors décidé de me rendre chez le viel homme. Il n'était plus là. Et le désert reprenait la cabane.

Bien entendu, j'ai fait celui qui n'était pas surpris. Alors je me suis filmé en train de nettoyer ma voiture. Et puis j'ai eu envie de me filmer jusqu'à la dernière image pour me rassurer.
Le soleil se couche.
Je suis trop fatigué pour rejoindre la ville.
Je vais passer la nuit dans la cabane du vieil homme.
Je ne trouve pas le sommeil.
Je décide alors d'accrocher le drap sur un mur, et de projeter mon film.
Je revois la sortie de la ville...
je souris lorsque le fils du soldat inconnu parle à ma voiture.
Il y a le vieil homme, le chien, l'arc-en-ciel rouge, des silhouettes à peine visibles.
Jusqu'au dernier plan, où je lave ma voiture

Et alors que j'allais éteindre ma caméra, je me vois sur le drap, en train de mimer le pendu. La corde ne tient pas, et, en tombant sur le parquet, mon corps se brise comme une statue

Non Stop - le fils du soldat inconnu
Road movie en béquilles (Ici d'ailleurs, 2005)
www.myspace.com/devantmanuque

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