dimanche 16 novembre 2025

Un sublime exemple de compassion et de compréhension

Un de mes professeurs de lycée a un jour fait lire à la classe la célèbre lettre de Henry James à son amie endeuillée Grace Norton, considérée depuis sa publication comme un sublime exemple de compassion et de compréhension. Même lui commence sa lettre par «Je ne sais que dire ». 
Ce passage rapporté ici vous a intrigué ? Et vous ne connaissez pas cette fameuse lettre ? Là voici (en VF puis VO) ! Il s'agit d'une réponse adressée à l'une de ses amies Grace Norton, au plus mal après le récent décès d'une proche. 

Ma chère Grace,

Devant les souffrances des autres, je suis toujours complètement impuissant, et la lettre que vous m'avez donnée révèle de telles profondeurs de souffrance que je ne sais pas trop quoi vous dire. Ce n'est en effet pas mon dernier mot, mais ce doit être mon premier. Vous n'êtes pas isolée, vraiment, dans de tels états d'âme - c'est-à-dire, dans le sens où vous semblez faire vôtre toute la misère de toute l'humanité ; seulement, j'ai le terrible sentiment que vous donnez tout et ne recevez rien - qu'il n'y a pas de réciprocité dans votre sympathie - que vous avez toute l'affliction et aucun des retours. Cependant, je suis déterminé à ne vous parler qu'avec la voix du stoïcisme.

Je ne sais pas pourquoi nous vivons - le don de la vie nous vient de je ne sais quelle source ou dans quel but ; mais je crois que nous pouvons continuer à vivre pour la raison que (toujours bien sûr jusqu'à un certain point) la vie est la chose la plus précieuse que nous connaissions et il est donc présomptueux de la renoncer tant qu'il en reste encore dans la coupe. En d'autres termes, la conscience est un pouvoir illimité, et bien qu'elle puisse parfois sembler n'être que conscience de la misère, pourtant, dans la façon dont elle se propage de vague en vague, de sorte que nous ne cessons jamais de ressentir, bien qu'à certains moments nous semblions, essayions, priions, il y a quelque chose qui nous maintient à notre place, en fait un point de vue dans l'univers qu'il est probablement bon de ne pas abandonner. Vous avez raison dans votre conscience que nous ne sommes tous que des échos et des réverbérations de la même chose, et vous êtes noble lorsque votre intérêt et votre pitié pour tout ce qui vous entoure semblent avoir un pouvoir de soutien et d'harmonisation. Seulement, je vous en prie, ne généralisez pas trop dans ces sympathies et ces tendresses - souvenez-vous que chaque vie est un problème particulier qui n'est pas le vôtre mais celui d'un autre, et contentez-vous de l'algèbre terrible de la vôtre. Ne vous fondez pas trop dans l'univers, mais soyez aussi solide, dense et fixe que possible. Nous vivons tous ensemble, et ceux d'entre nous qui aiment et savent, vivent le plus ainsi. Nous nous aidons les uns les autres - même inconsciemment, chacun dans notre propre effort, nous allégeons l'effort des autres, nous contribuons à la somme du succès, nous permettons aux autres de vivre. Le chagrin vient par grandes vagues - personne ne peut le savoir mieux que vous - mais il nous submerge, et bien qu'il puisse presque nous étouffer, il nous laisse sur place et nous savons que s'il est fort, nous sommes plus forts, dans la mesure où il passe et nous restons. Il nous use, nous utilise, mais nous l'usons et l'utilisons en retour ; et il est aveugle, alors que nous, d'une certaine manière, voyons.

Ma chère Grace, vous traversez une obscurité dans laquelle moi-même, dans mon ignorance, je ne vois rien d'autre que le fait que vous avez été rendue misérablement malade par elle ; mais ce n'est qu'une obscurité, ce n'est pas une fin, ou la fin. Ne pensez pas, ne ressentez pas, plus que vous ne le pouvez, ne concluez pas et ne décidez pas - ne faites rien d'autre qu'attendre. Tout passera, et la sérénité et les mystères acceptés et les désillusions, et la tendresse de quelques bonnes personnes, et de nouvelles opportunités et beaucoup de vie, en un mot, resteront. Vous ferez encore toutes sortes de choses, et je vous aiderai. La seule chose est de ne pas fondre entre-temps. J'insiste sur la nécessité d'une sorte de condensation mécanique - de sorte que, quelle que soit la vitesse à laquelle le cheval s'enfuit, il y aura, lorsqu'il s'arrêtera, une G. N. un peu agitée mais parfaitement identique, laissée en selle. Essayez de ne pas être malade - c'est tout ; car en cela il y a un avenir. Vous êtes destinée au succès, et vous ne devez pas échouer. Vous avez mon affection la plus tendre et toute ma confiance.

Toujours votre ami fidèle,

Henry James


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My dear Grace,

Before the sufferings of others I am always utterly powerless, and the letter you gave me reveals such depths of suffering that I hardly know what to say to you. This indeed is not my last word—but it must be my first. You are not isolated, verily, in such states of feeling as this—that is, in the sense that you appear to make all the misery of all mankind your own; only I have a terrible sense that you give all and receive nothing—that there is no reciprocity in your sympathy—that you have all the affliction of it and none of the returns. However—I am determined not to speak to you except with the voice of stoicism.

I don’t know why we live—the gift of life comes to us from I don’t know what source or for what purpose; but I believe we can go on living for the reason that (always of course up to a certain point) life is the most valuable thing we know anything about and it is therefore presumptively a great mistake to surrender it while there is any yet left in the cup. In other words consciousness is an illimitable power, and though at times it may seem to be all consciousness of misery, yet in the way it propagates itself from wave to wave, so that we never cease to feel, though at moments we appear to, try to, pray to, there is something that holds one in one’s place, makes it a standpoint in the universe which it is probably good not to forsake. You are right in your consciousness that we are all echoes and reverberations of the same, and you are noble when your interest and pity as to everything that surrounds you, appears to have a sustaining and harmonizing power. Only don’t, I beseech you, generalize too much in these sympathies and tendernesses—remember that every life is a special problem which is not yours but another’s, and content yourself with the terrible algebra of your own. Don’t melt too much into the universe, but be as solid and dense and fixed as you can. We all live together, and those of us who love and know, live so most. We help each other—even unconsciously, each in our own effort, we lighten the effort of others, we contribute to the sum of success, make it possible for others to live. Sorrow comes in great waves—no one can know that better than you—but it rolls over us, and though it may almost smother us it leaves us on the spot and we know that if it is strong we are stronger, inasmuch as it passes and we remain. It wears us, uses us, but we wear it and use it in return; and it is blind, whereas we after a manner see.

My dear Grace, you are passing through a darkness in which I myself in my ignorance see nothing but that you have been made wretchedly ill by it; but it is only a darkness, it is not an end, or the end. Don’t think, don’t feel, any more than you can help, don’t conclude or decide—don’t do anything but wait. Everything will pass, and serenity and accepted mysteries and disillusionments, and the tenderness of a few good people, and new opportunities and ever so much of life, in a word, will remain. You will do all sorts of things yet, and I will help you. The only thing is not to melt in the meanwhile. I insist upon the necessity of a sort of mechanical condensation—so that however fast the horse may run away there will, when he pulls up, be a somewhat agitated but perfectly identical G. N. left in the saddle. Try not to be ill—that is all; for in that there is a future. You are marked out for success, and you must not fail. You have my tenderest affection and all my confidence.

Ever your faithful friend—

Henry James

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