mercredi 15 octobre 2025

Trois mois sous silence

 Le titre de cet ouvrage fait référence aux trois premiers mois de la grossesse d'une femme, délai au bout duquel il est d'usage d'officialiser la nouvelle auprès de l'entourage. Si l'on comprend l'idée (attendre que le risque médical soit significativement réduit, et éviter d'avoir à annoncer l'interruption de la grossesse), cette pratique a le double effet d'invisibiliser aux yeux de la société cette période compliquée (au profit de l'image de la grossesse radieuse du 2ème trimestre) et de faire de la fausse couche un tabou absolu, privant de mots, repères, expériences celles (et ceux) qui y sont confronté.e.s.

Extraits relatifs à ces deux aspects :

Il faut souffrir pour être mère, et que [les nausées et vomissements sévères] touche[nt] plus de huit femmes enceintes sur dix ne semble pas gêner plus que ça la recherche médicale.
Je me permets ici de poser une question toute bête : dans quelle société correctement pensée laisse-t-on, sans le moindre dispositif, notamment au travail, 50 % de sa population vomir trois à quatre mois d'affilée sans main tendue ? Comment est-il même possible que, sachant que ce symptôme touche 85 % des femmes, l'ensemble des responsables RH du monde ne se soient pas accordés pour proposer le télétravail à un maximum de femmes dès le début de leur grossesse (induisant ainsi qu'on en parle, oui, oui) afin qu'elles puissent être un minimum soulagées tout en maintenant leur activité professionnelle ? Comment est-il possible que la science n'ait pas trouvé un vrai remède à ce mal, qui fait basculer certaines femmes dans une dépression prépartum, et qui peut les mettre concrètement en danger (ces symptômes constituent en effet « la première cause d'hospitalisation durant le premier trimestre de grossesse », d'après la Revue médicale suisse) ?

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Le premier trimestre étant occulté des discours et imageries collectives, impossible de trouver refuge dans une représentation certes moins idéale mais plus réaliste des grandes épreuves à traverser pour arriver à la case « radieuse » de la grossesse (si cette dernière advient un jour : les maux de la grossesse évoluent et peuvent aussi ne jamais disparaître tout à fait).
Cette injonction au bonheur et à la plénitude, assortie à celle de se taire sur ce qu'on traverse pour « préserver » le monde en cas de « mauvaise nouvelle » pour l'embryon, mène ainsi les femmes esseulées, bonnes élèves et habituées à devoir faire profil bas, à déprimer toutes seules, et à prétendre que tout va bien et qu'elles ne sont même pas enceintes. En gros, pour être une femme qui fait bien les choses, il faut être une femme qui nie littéralement tout ce qu'elle traverse dans son corps, ses hormones et sa psyché. Un beau programme qui démontre une fois de plus une société impeccablement organisée pour que les femmes la bouclent, au moins jusqu'à la validation médicale de leur contribution au renouvellement de l'espèce - c'est-à-dire à la fin de ce premier trimestre de grossesse qui n'a de raison d'être proclamé aux oreilles du monde que s'il est tamponné « utile ».

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Malgré les chiffres faramineux - on parle a minima de 200 000 grossesses précocement arrêtées chaque année en France -, le tabou constitué par cet événement, dans l'absence manifeste de récit social collectif, suscite une solitude extrême à un moment où le corps et la psyché des femmes enceintes sont soumis, brutalement, à un deuil, à un changement de paradigme et de projection intégral. On pensait donner la vie, la porter, être dans un temps absolument métaphysique et heureux de l'existence et de la transmission, et l'on se retrouve dans le deuil de ce projet de maternité, d'un coup. On sentait son corps changer et réagir, les seins grossir, les entrailles se réorganiser complètement et, d'un coup, les seins dégonflent, on ne sent plus rien. La fausse couche est l'expérience du vide, de la fin, d'un abysse d'autant plus indescriptible qu'il n'est jamais décrit, qu'aucun discours ne lui donne corps.

Judith Aquien, Trois mois sous silence, le tabou de la condition des femmes en début de grossesse (2021)

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