Lorsque les dominés réclament l'égalité (si possible pas trop fort), les dominants se sentent menacés. Ces extraits de King Kong Théorie (2006) complètent bien le court texte que je citais ici (2016)
Depuis quelque temps, en France, on n'arrête plus de se faire engueuler, rapport aux années 70. Et qu'on a fait fausse route, et qu'est-ce qu'on a foutu avec la révolution sexuelle, et qu'on se prend pour des hommes ou quoi, et qu'avec nos conneries, on se demande où est passée la bonne vieille virilité, celle de papa et du grand-père, ces hommes qui savaient mourir à la guerre et conduire un foyer avec une saine autorité. Et la loi derrière lui. On se fait engueuler parce que les hommes ont peur. Comme si on y était pour quelque chose. C'est tout de même épatant, et pour le moins moderne, un dominant qui vient chialer que le dominé n'y met pas assez du sien... L'homme blanc s'adresse-t-il ici réellement aux femmes ou cherche-t-il à exprimer qu'il est surpris de la tournure que prennent globalement ses affaires ? Quoi qu'il en soit, c'est pas concevable ce qu'on se fait engueuler, rappeler à l'ordre et contrôler. Ici, on joue trop les victimes, ailleurs on ne baise pas comme il faut, trop comme des chiennes ou trop amoureuses attendries, quoi qu'il arrive on n'y a rien compris, trop porno ou pas assez sensuelles... Décidément, cette révolution sexuelle, c'était de la confiture aux connes. Quoi qu'on fasse, il y a quelqu'un pour prendre la peine de dire que c'est naze. Quasiment, c'était mieux avant. Ah bon?
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On entend aujourd'hui des hommes se lamenter de ce que l'émancipation féministe les dévirilise. Ils regrettent un état antérieur, quand leur force prenait racine dans l'oppression féminine. Ils oublient que cet avantage politique qui leur était donné a toujours eu un coût : les corps des femmes n'appartiennent aux hommes qu'en contrepartie de ce que les corps des hommes appartiennent à la production, en temps de paix, à l'Etat, en temps de guerre. La confiscation du corps des femmes se produit en même temps que la confiscation du corps des hommes. Il n'y a de gagnants dans cette affaire que quelques dirigeants.
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Les hommes dénoncent avec virulence injustices sociales ou raciales, mais se montrent indulgents et compréhensifs quand il s'agit de domination machiste. Ils sont nombreux à vouloir expliquer que le combat féministe est annexe, un sport de riches, sans pertinence ni urgence. Il faut être crétin, ou salement malhonnête, pour trouver une oppression insupportable et juger l'autre pleine de poésie.
Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)
Il peut être intéressant d'étayer la dimension patriarcale du capitalisme en citant Silvia Federici, autrice du "capitalisme patriarcal" (2019). Dans une interview donnée à Télérama, elle explique :
A la fin du XIXème siècle s'institue une nouvelle forme de patriarcat lié au salaire. Marx n’avait pas anticipé que les classes dominantes préparaient une réforme majeure de la reproduction, et de l’accumulation capitaliste. Avec le passage de l’industrie légère (le textile, par exemple) à lourde (le travail de l’acier, du charbon...), les classes dominantes ont besoin d’un nouveau type de travailleurs, plus performant. Or, à l’époque, l’espérance de vie est autour de 35-40 ans, et la mortalité infantile est énorme. Il y a une vraie crise qui menace la reproduction de la main d’oeuvre !
L’invention de la ménagère et d’un nouveau modèle de famille prolétaire est donc venue y remédier. Il est centré autour du travail gratuit de la femme au foyer, et du salaire masculin qui subvient financièrement aux besoins de toute la famille. De grandes réformes sont menées pour expulser, progressivement, les femmes hors de l’usine, soutenues par les syndicats, qui voyaient là l’opportunité de faire remonter le salaire des hommes. L’école primaire devient obligatoire, le travail de nuit est interdit pour les femmes et les enfants. Tout cela a bien sûr été entrepris au nom de leur protection, mais il y avait derrière une vraie stratégie de la classe dominante. La femme au foyer a été érigée comme un modèle de vertu.
Tout un effort institutionnel a été déployé pour séparer les prostituées des honnêtes femmes, avec une vraie campagne idéologique. Cela a fait partie d’un processus de naturalisation du travail domestique, pour le faire apparaître comme lié à l’amour. Comme si les femmes devaient s’y consacrer, parce que c’était naturel pour elles. Or, les prostituées, elles, sont payées pour leur travail sexuel. Elles devaient donc être présentées comme des criminelles pour maintenir la sainteté et la moralité du travail non-payé de la ménagère.