Il y a lui ou elle qui se regardent inquiets et qui disent :
"j'ai eu peur que tu ne reviennes pas"
Il y a elle ou lui qui se regardent inquiet et qui répondent :
"tu as eu raison d'avoir peur"
[...]
On les laisse, lui et elle, muets, en train de se regarder, et on dira simplement que lui et elle ont commencé à se penser his-to-ri-que-ment. Puisse chacun être son propre historien. Alors il vivra avec plus de soin et d'exigence.
Devenu jeune homme, et tout en connaissant de mieux en mieux, d'une année à l'autre, ma terrible particularité, je suis devenu aussi, je ne sais pourquoi, un peu plus détaché. [...] Peut-être est-ce parce que a grandi dans mon âme une souffrance terrible, née d'une contingence qui me dépassait infiniment: à savoir, la conviction qui s'est emparée de moi que, dans ce monde, partout, tout est indifférent. Il y avait très longtemps que j'en avais eu l'intuition, mais la pleine conviction est née je ne sais comment, subitement, l'an dernier. J'ai senti subitement qu'il me serait indifférent que le monde existât ou qu'il n'y eût rien nulle part. Je me suis mis à sentir, à percevoir de tout mon être qu'autour de moi il n'y avait rien. Au début il me semblait encore qu'en revanche il y avait eu beaucoup de choses avant, mais par la suite j'ai découvert que même auparavant il n'y avait rien eu non plus, que ce n'était qu'une espèce de faux-semblant. Peu à peu je me suis persuadé qu'il n'y aura non plus jamais rien. Alors j'ai cessé d'un coup d'en vouloir aux hommes, et presque de faire attention à eux. Et vraiment, cela se manifestait jusque dans les plus minces futilités: il m'arrivait, par exemple, de marcher dans la rue et de heurter des gens. Et non pas parce que j'étais plongé dans mes pensées: je n'avais pas à quoi penser, j'avais complètement cessé alors de penser: tout m'était indifférent. Encore si j'avais trouvé des solutions à des questions: oh, je n'en ai pas résolu une seule, et combien y en avait-il ! Mais tout m'étais devenu indifférent, et toutes les questions s'étaient éloignées.
Et voilà, c'est après cela que j'ai connu la Vérité.
Fiodor Dostoïevski, le Songe d'un homme ridicule (1877)
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Si cette idée d'indifférence absolue vous intrigue, lisez aussi le génial roman de Pérec "Un homme qui dort" (cité à de nombreuses reprises sur ce blog)
Georgette, elle racontait avec une drôle de voix, toute douce, la boîte, la chaîne... les contrôleurs qui te caressent mine de rien pendant le travail - on sait jamais, des fois que ça réussisse - et qui sont après toi, comme des chiens ensuite, si t'as pas fait semblant de marcher. Et même les types qui bossent et qui ne peuvent pas s'empêcher de siffler ou de raconter une histoire dégueulasse dès qu'une fille passe près d'eux. Elle disait ses quatre gosses et son petit, le travail à la maison après le travail à l'usine, le travail à la maison avant le travail à l'usine, la bouffe à faire, la crèche ou la maternelle à des kilomètres. Et au lit le soir, la peur d'avoir encore un môme. Et le connard de médecin, qui lui avait foutu une telle trouille à propos de la pilule qu'il lui a fallu deux ans pour se décider à la prendre. Et qu'entre temps, elle a eu un chiard de plus.
Je vais sans doute profiter de l'été pour rattraper le retard que j'ai sur la partie Cinéma... Commençons par refermer la parenthèse Fitzcarraldo (ouverte un peu plus tôt)
- The other day I asked them "Are you Indians?" "No," they said, "not us, the ones up the river are." Then I asked, "What are Indians?" They said, "Indians are people who can't read and who don't know how to wash their clothes."
- And what do the older people say?
- Well. We can't seem to cure them of the idea that our everyday life is only an illusion behind which lies the reality of dreams.
Ce dialogue m'a immédiatement renvoyé à la pensée des Indiens (d'Inde, cette fois, pas d'Amérique du Sud comme ici) telle qu'exprimée dans les Védas et Pouranas, et rapportée par Schopenhauer dans "Le monde comme volonté et comme représentation"
C’est la Maya, c'est le voile de l’Illusion, qui, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire s'il est ou s'il n’est pas, un monde qui ressemble au rêve, au rayonnement du soleil sur le sable, où de loin le voyageur croit apercevoir une nappe d'eau, ou bien encore à une corde jetée par terre qu'il prend pour un serpent.
Fitzcarraldo, Werner Herzog (1982)
Le Monde comme Volonté et Représentation, Arthur Schopenhauer (1819)
I don't want to fight your war tonight
Put away all your guns and knives
I am waiting Lorelei
I don't want to see the streets tonight
I am so weary and so tired
I am waiting Lorelei
Violence holds
The scene below
People act out their paces
Go through their places
Burn all the traces
We alone
Carry forth
We are two so despite what you do
Despite what you see
Just don't give up
We're gonna be free
Spain - Lorelei
Carolina (Glitterhouse, 2016)
- - Un morceau en écoute ici, sur lequel la voix de Josh Haden prend des inflexions que je ne lui connaissais pas... Très bon album, comme toujours, avec Spain.
That slope may look insignificant but it's going to be my destiny
Fitzcarraldo fait parti des grands films de Werner Herzog, d'ailleurs tourné dans des conditions des plus difficiles. A la manière d' "Aguirre", il donne à voir au spectateur des images fortes, qui resteront imprimées dans sa mémoire (J'en parlais d'ailleurs ici, citant au passage cette phrase entendue chez Jarmush : "The best films are like dreams you're never sure you've really had")
Comme me l'apprend cet article, ces images sont en réalité le point de départ du réalisateur :
Une vision s’était emparée de moi : l’image d’un grand bateau à vapeur sur une montagne […] à travers une nature qui anéantit les faibles comme les forts ; et la voix de Caruso, qui fait taire toutes les souffrances et tous les cris des animaux de la forêt vierge et arrête le chant des oiseaux »
- Tomorrow, you'll be one of us.
- I love Becky. Tomorrow, will I feel the same?
- There's no need for love.
- No emotion? Then you have no feelings, only the instinct to survive. You can't love or be loved! Am I right?
- You say it as if it were terrible. Believe me, it isn't. You've been in love before. It didn't last. It never does. Love, desire, ambition, faith... without them, life's so simple, believe me.
Invasion of the Body Snatchers, Don Siegel (1956)
(ou en français : "L'invasion des profanateurs de tombe")
C'est avec les ambitions qu'on attrape le financier,
avec des munitions que dérape le policier.
C'est une condition de devoir nous laisser vivre,
la foule en érection est déjà bien ivre.
En réanimation dans des lits noirs et blancs,
ne tire aucune leçon de nos arracheurs de dents.
Ils crachent comme des cons sur le pavé des enfants,
les cigarettes s'allument à l'annonce de leur 13 ans.
C'est juste une épaisse brume de plus dans le présent,
un grumeau qui se glisse dans un liquide charmant,
un cuni bien triste dans une belle au bois dormant,
des poils qui se hérissent sur un bras bien coiffé,
une pulpeuse nourrice dans un pavillon parfait.
On vit, on s'aime, à travers nos écrans.
On cache, on garde nos envies dans des écrins.
Il y a des yeux qui débordent, des vieux qui te bordent,
des haches qui se dressent, des tresses qui se lient.
La détresse est visible, elle se couche dans nos lits.
Un matin de novembre nargué par un suçon,
ils ont repris la vie de n'importe qu'elle façon.
De l'accumulation, naît la révolution.
Une étincelle brille entre deux explosions.
Réveille les instincts de ces morbides pulsions.
Les gens bien pensants vont quitter leur fonction.
Notre armée triomphante est rentrée dans Paris,
pénètre dans cette fente aux lèvres déjà meurtries,
un viol quand tu rentres dans une foule asservie,
brûler ces H&M et leurs 12 collections!
Du haut des H.L.M. certains n'ont qu'une saison!
Ça chuchote en coulisse et l'élève entend des sons,
les mômes s'établissent un nouveau dessein,
ça barbote dans l'abysse de nos belles flaques de sangs.
Odezenne - Novembre
RIEN EP (Universeul, 2014)
Novembre est un titre d'Odezenne paru en mai 2014 (et écrit en 2010). Il sert aujourd'hui de bande-son à des images tournées notamment lors des manifestations contre la Loi Travail, dans ce "clip-documentaire" du réalisateur Jérôme Clément-Wilz.
On pourra trouver facile et partisane la mise en image. Je n'ai de mon côté aucun sentiment anti-police... je suis simplement anti-violence. On peut néanmoins dresser le constat que pas mal de manifestations anti-Loi Travail ont dégénéré, et, de là, s'interroger.
Présence visible, au plus proche des cortèges et risque d'attiser les tensions / Réactivité instantanée par usage de lacrymogène sans menace patente pour le corps policier / Enfermement des manifestants au sein d'un dispositif sans issue, dit « nasse » / Mise en joue par LBD à distance très proche des manifestants, y compris pacifiques, équipes médicales, journalistes / Mise en joue de manifestants par arme de service / Interventions policières et interpellations au sein même des cortèges / Disproportions des moyens / Sommations inaudibles
A ces dispositifs susceptibles de faire dégénérer une situation même calme, on peut opposer "un nouveau modèle européen de maintien de l’ordre" tel qu'exposé dans cet article publié dans La Vie des Idées. Ses principes sont les suivants :
1/ une conception [alternative] des logiques de la foule
2/ la facilitation et l’accompagnement des manifestations de rue ;
3/ le développement de la communication à tous les stades d’une opération de maintien de l’ordre ;
4/ la différenciation et le ciblage des interventions de rétablissement de l’ordre.
L'article poursuit :
La nouvelle psychologie des foules, inspirée par des psychologues sociaux, au premier rang desquels Stephen Reicher et Otto Adang, s’appuie sur une idée simple, inspirée d’une démarche d’observation expérimentale et participative. Toute présence réelle ou psychologique hostile au groupe minore l’individualité des membres du groupe, qui tendent alors à former un bloc uniforme, tendu vers la réduction ou l’éloignement du danger perçu. Les membres du groupe expriment leur appartenance en affichant les traits et les normes les plus distinctifs de leur groupe face aux membres de l’autre groupe. Lorsque cette présence s’estompe, leurs relations s’inscrivent davantage dans un contexte interindividuel où ils peuvent affirmer des caractéristiques qui les différencient des membres de leur(s) groupe(s) : l’homogénéité et la solidarisation au sein du groupe se désagrègent.
L’appel à manifester introduit d’emblée un changement de la définition identitaire : il renforce des aspects spécifiques de l’identité sociale, en lien avec les groupes manifestants et les revendications défendues. Le déroulement de la manifestation dépend ensuite des rapports intergroupes dans lesquels sont pris les participant.e.s. Lorsque les signes, drapeaux ou slogans sont organisés autour d’un point de vue homogène et clairement opposé à un adversaire, la cohésion du groupe et l’identification de ses membres se renforcent et invitent à des actions déterminées vers les espaces occupés par l’adversaire. C’est dans de telles situations que l’on observe le développement d’émeutes et d’affrontements, notamment face à la police, dont la présence accentue la cohésion de la manifestation. À l’inverse, dès que l’homogénéité se lézarde par l’apparition de sigles qui signalent des points de vue différents, les manifestants sont amenés à redéfinir leur identité en s’inscrivant dans tels ou tels groupes militants présents. À l’extrême, lorsqu'une manifestation prend la forme d’un agrégat d’entités hétérogènes, l’action collective se dissout à mesure que la déambulation des participant.e.s se résume à des relations interindividuelles au sein de petites unités disloquées.
Dans ce modèle, il est possible de comprendre comment certains cortèges a priori paisibles peuvent se transformer en action collective violente, alors que des manifestations supposées agressives se déroulent sans heurts. Ici, l’usage indiscriminé de la force par la police durant un événement protestataire est susceptible d’avoir un impact négatif sur les dynamiques de la foule, dont la cohésion se renforce à l’encontre d’un adversaire tout désigné : la police. Pour les auteurs dont nous parlons, il est donc nécessaire d’éviter tout recours indiscriminé à la force, pour éviter toute radicalisation de la foule : que ceux qui manifestent sans intention malveillante se trouvent solidaires de ceux dont l’intention était d’en découdre. Pour cela il faut trouver le moyen de véhiculer une perception de la légitimité de l’action policière auprès du plus grand nombre (et non pas seulement les organisateur.trice.s déclaré.e.s) par une stratégie de facilitation des comportements pacifiques de la foule (information, orientation, liaison permanente) ; un profil tactique encourageant le dialogue et la communication avec les manifestant.e.s, avant, pendant et après l’événement ; l’évitement de toute action répressive indiscriminée et la mise en place d’une stratégie incrémentale et ciblée de recours à la force.