mercredi 24 février 2016

Je rêve d’oublier toutes les certitudes qui font déjà de moi un homme mort

Il m'est régulièrement arrivé d'être un spectateur séduit, captivé, happé par une pièce de théâtre... Mais au point qu'une tirade me touche et m'emporte jusqu'aux frissons, jamais.

Cette expérience, je la dois à "Idem", joué l'automne dernier à Paris au Théâtre de la Tempête. Idem est une création de la compagnie des Sans-Cou. Elle questionne sous plusieurs angles la notion d'identité. La mise en scène et l'écriture sont modernes, et la compagnie parvient, comme elle l'entend, à présenter "un sas qui permet [au spectateur] de mieux revenir au monde, avec un regard différent, transformé".

Cette tirade, la dernière, la voici.
Elle est prononcée par Julien. Une musique - un morceau de Max Richter, selon mon souvenir - monte petit à petit. Tous les acteurs sont sur scène.

Je suis arrivé sur terre un 22 août 1965, d’une union entre Hubert Bernard, fils de chercheurs en agroalimentaire et d’une mère prénommée Guillemette Dutel, fille de militaire. À ma naissance, mon ADN, mes empreintes digitales ont pris forme, j’ai comme l’impression que c’est la seule chose qui me relie au Julien de la première minute à maintenant. Ah, oui je m’appelle Julien. Lorsque je dis mon nom, je ne ressens aucune velléité, une sensation d’être dans la norme, quelquefois un sourire. Je suis de sexe masculin, je mesure actuellement et depuis maintenant treize ans soit depuis l’âge de dix-huit ans 1,71m, mais j’ai réussi à faire noter 1,73m sur ma carte d’identité, certainement par complexe. J’ai les yeux verts officiellement, mais je crois qu’ils changent de couleur en fonction du temps. Je me considère optimiste malgré ma chute de cheveux précoce. Mon père avait des golfes, le père de mon père était chauve très jeune, c’est l’héritage qu’ils mont laissé, ne les ayant pas connus, j'en fais une fierté, une blague. Mon seul problème c'est quand il neige, quand ça souffle, je caille du cervelet. Je suis depuis neuf mois père d une petite fille qui s’appelle Sam. Je suis très concrètement fou d’elle, je lui mange les pieds, les mains et les joues, c’est en ce moment mon repas préféré. Je suis l’accouchement de ma femme, je suis organique mammifère et animal, je suis un ours polaire, L'homme que je suis se construit sur l’enfant que j’étais. Je suis féroce, j’ai faim, un appétit féroce. Je crois que parfois je suis drôle, disons pas quelqu'un d’hilarant, mais je fais des blagues que mes amis trouvent drôles. Le rire est une scie sauteuse qui violente la réalité.

Je reprends. Bonjour, je suis Julien Bernard, j'ai trente-deux ans, je suis marié à Élisa, la femme que j’aime, et j'ai une petite fille que j’aime qui s’appelle Sam. Je suis comédien et membre d une troupe de théâtre. Nous travaillons actuellement sur un spectacle dont le thème est l’identité. Je suis gentil, extravagant, décalé, sensible, je suis paranoïaque. Certains parlent de l’art, de la création comme d’une forme de réalité augmentée, un mensonge, une forme déformée positivement, poétiquement de la réalité comme une sorte de super-réalité. Je pense au contraire que l’art, la création est un révélateur, un building énorme qui nous permet de voir plus loin, d’être visionnaire. Chaque homme tend à la poésie, tendre son bras et taper les nuages pour en faire tomber de la neige, tendre son bras plus loin encore, frapper, frapper encore et encore pour faire tomber des étoiles, l'art donne une forme au chaos. Je ne suis rien, je dépends entièrement des autres. Je me construis avec eux. Mettre de la couleur partout, s'en foutre partout. J’amasse les gens, rouge, je les rencontre, vert, quelqu'un m’avale et me recrache bleu, je suis le grand schtroumpf, je fais youyou l'espace d’un instant et redeviens sinistre l’instant d’après, j’ai une multitude de discussions sous les aisselles, des soirées où l’on refait le monde coincées dans mes paupières, d’engueulades et de réconciliations dans mes oreilles. Je suis multiple, plein des autres. Je suis un personnage, qui porte son masque, un hypocrite fou de rage, une mascarade, un roi mage. Je ne suis rien, une nébuleuse, un magma, un fantôme aux contours flous. Je me perds.

Je reprends. Bonjour, je m’appelle Julien Bernard, je ne suis jamais vraiment le même plus de vingt secondes et pourtant c’est encore moi. En fait, il n'y a pas vraiment de moi. Je crois que mes contours se dessinent de plus en plus précisément grâce aux autres. J’avance dans le brouillard, plus j’essaye de me définir - bordel - plus le vent et la neige me frappent le visage. Il y a en chacun de nous quelque chose qui n’a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes. Ce que je sais c'est que je suis comédien, car je suis concrètement sur scène face à vous. J’adorerais savoir ce que chacun de vous ressent en ce moment, comment chacun de vous perçoit ce moment dont je pense être le centre. Mais en fait je ne suis le centre de rien, chacun d’entre vous perçoit le moment qu’on est en train de vivre depuis sa place géographique, à travers le filtre de sa culture, de ses origines, de son humeur du jour. En fait il n’y a que des perceptions. J’adorerais savoir ce que chacun de vous ressent en ce moment. La réalité n’existe pas. Putain je tourne en rond bordel, je tourne en rond. L’important, je crois, c’est ce qu’on vit ensemble. Je philosophe, je dis n'importe quoi.

Je reprends et cette fois je m’adresse à vous, à vous tous qui me constituez, à toi Élisa, à toi ma Sam ! Aucune conclusion n’est définitive, je me hasarde à dire ce que je vais dire. Je me demande qui je suis et en même temps je m’en moque éperdument. Vous allez vous foutre de moi, mais ce qui compte, c’est la manière dont vous m’avez porté dans vos bras quand je me suis cassé la jambe l’année dernière. J’ai senti mon corps comme rarement je l’avais senti avant. Parce que vous étiez là pour le toucher. C’est la manière dont tu me regardes Élisa parce qu’avant toi je n’existais pas je crois. Je mute avec vous, avec toi Élisa, avec toi Sam qui as ta petite tête de chat et avant qui je ne pensais pas que je pourrais dormir quatre heures par nuit pendant six mois et avoir chaque jour encore plus de courage qu’hier pour me lever, je mute, je mue, et ne veux plus savoir quelle forme va prendre cette mutation. C’est peut-être ça la fidélité, être capable de muter l’un et l’autre pour continuer à s’accorder, à être ensemble. Je me perds moi-même. Chaque matin je rêve d’oublier toutes les certitudes qui font déjà de moi un homme mort. Ce serait drôle de perdre la mémoire demain et d’oublier toutes ces certitudes. Elle est peut-être là, l’idée! Ce serait pas mal pour notre spectacle cette idée d’un mec qui perd la mémoire ? Un homme qui réapprendrait à sentir l’odeur du printemps, qui poserait un regard naïf et neuf sur le monde, qui s’émerveillerait comme un enfant des insectes, qui demanderait leur avis aux autres, un type qui redécouvrirait comme pour la première fois le visage de sa fille et qui le trouverait déchirant de beauté. Un type qui avancerait sous le soleil, dans le vent, sous la pluie, sous la neige, de la neige, pour effacer nos silhouettes, nos pas, nos traits, de la neige pour tout effacer, renaître et tout recommencer, un type qui aurait de la neige plein le visage, qui aurait le regard d'un enfant, et qui comprendrait peut-être que tout ce qui arrive est adorable et qu'il n'y a rien d'autre à espérer que le présent.

Il neige.

IDEM, Les Sans Cou
(mise en scène Igor Mendjisky)

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