Dans "Résurrection", le lecteur assiste à l'éveil de la conscience sociétale du personnage principal (Nekhlioudov). Loin d'être confuses, ses pensées lui apparaissent "extraordinairement agiles et claires".
Et lui-même, effrayé de ce monde qui peu à peu se dévoilait à ses yeux, s'étonnait de l'avoir ignoré si longtemps, et de ce que les autres l'ignorassent encore.
Même si ce garçon était de tous les êtres se trouvant dans cette salle le plus dangereux pour la société, en raisonnant sainement, que devrait-on faire de lui, maintenant qu’il s’est laissé prendre ?
Il est certain que ce n’est pas un criminel de profession, mais un homme comme les autres et qui en est arrivé là seulement parce qu’il s’est trouvé placé dans des circonstances qui engendre des individus semblables. Aussi est-il clair que, pour éliminer de tels êtres, on doit s’efforcer de supprimer les circonstances qui leur donnent naissance.
Or, que faisons-nous? Nous nous saisissons au hasard d'un de ces malheureux, en sachant fort bien que des milliers d'autres restent en liberté. Nous les jetons en prison, où ils sont contraints soit à une oisiveté totale, soit à un travail malsain et stupide en compagnie de gens comme eux affaiblis et brisés par la vie. Puis, mêlés aux plus dépravés criminels, nous les déportons aux frais de l’Etat, du gouvernement de Moscou dans celui d'Irkoutsk.
Nous ne faisons rien pour supprimer les conditions qui créent de tels êtres. Bien plus, nous favorisons les établissements dans lesquels elles prennent naissance. Ces établissements : les usines, les fabriques, les ateliers, les restaurants, les cabarets, les maisons de tolérance, sont bien connus de tout le monde. Non seulement nous ne les supprimons pas, mais nous les jugeons indispensables, nous les protégeons, nous veillons à leur bon fonctionnement.
Nous formons ainsi non pas un, mais des milliers de criminels, et lorsque nous en avons empoigné un, nous nous imaginons avoir fait quelque chose, avoir mis une barrière entre lui et nous. En le transportant du gouvernement de Moscou dans celui d’Irkoutsk, nous croyons avoir accompli notre devoir. [...] Nous les gens qui ne manquons rien, nous les riches, les cultivés, nous ne nous préoccupons pas de supprimer les causes, mais nous voulons tout arranger en le condamnant! C'est horrible. On ne sait s'il y a ici plus de cruauté ou de stupidité. Mais il me semble que l'une et l'autre sont poussées à leurs limites extrêmes"
Tolstoï, Résurrection (1899)