jeudi 13 mars 2014

L'instinct grégaire de l'obéissance

Si, depuis que les hommes existent, des troupeaux humains ont toujours existé (associations raciales, communautés, tribus, nations, États, Églises) et s'il y eut toujours une très grande majorité de sujets pour une minorité de maîtres, si par conséquent c'est l'obéissance qui a été le mieux et le plus longtemps inculquée aux hommes et pratiquée par eux, on peut en conclure légitimement que chacun, d'une manière générale, éprouve maintenant le besoin inné d'obéir, comme une sorte de conscience formelle qui ordonne : « Tu dois absolument faire telle chose, tu dois absolument t'abstenir de telle autre », bref : « Tu dois. » Ce besoin cherche à s'assouvir et à remplir sa forme par un contenu ; c'est pourquoi il entre en oeuvre selon sa force, son impatience et sa tension, sans choisir beaucoup, à la manière d'un appétit grossier, et accepte tout ce que les instances de commandement lui cornent aux oreilles - parents, maîtres, préjugés de classe, opinion publique. Le caractère limité de l'évolution humaine, ses hésitations, ses lenteurs, sa marche souvent rétrograde et aberrante provient de ce que l'instinct grégaire de l'obéissance est celui qui s'hérite le mieux et qu'il se fortifie au détriment de l’art de commander. 

Nietzsche, Par-delà bien et mal (1886)
(Contribution à l'histoire naturelle de la morale)


J'aurais pu m'arrêter ici (et prêter à ce texte des aspirations révolutionnaires). Mais par honnêteté intellectuelle, il me faut citer la suite. Le constat que dresse Nietzsche lui permet de réaffirmer la nécessité de l'émergence de "grands hommes" pour faire progresser une nation. 
A lecture de ce qui suit, on comprend qu'il est très facile sur la base de ses propos de justifier l'établissement d'un régime autoritaire (par opposition à une démocratie)


Imaginons que cet instinct se développe jusqu'à ses dernières conséquences ; du coup les chefs et les hommes indépendants viendront à manquer, ou bien ils souffriront dans leur for intérieur, auront mauvaise conscience, et se verront contraints, pour être en mesure de commander, de se tromper d’abord eux-mêmes en se faisant croire qu'eux aussi se bornent à obéir. Cet état de choses, de nos jours, est effectivement réalisé en Europe : c'est ce que j'appelle l'hypocrisie morale des hommes au pouvoir. Pour se mettre à l’abri de leur mauvaise conscience, ils n'ont rien trouvé d'autre que de se poser comme les exécuteurs de prescriptions plus anciennes ou plus élevées (celles des ancêtres, de la constitution,du droit, des lois, voire de Dieu) ou encore d'emprunter des maximes grégaires aux façons de penser du troupeau en se voulant, par exemple, « les premiers serviteurs de leurs peuples » ou « les instruments du bien public ». D'autre part, l’homme grégaire européen se plaît à se considérer aujourd'hui comme le seul type humain légitime et à glorifier les qualités qui font de lui un être docile, supportable et utile au troupeau comme les vertus humaines par excellence : esprit communautaire, bienveillance, déférence, diligence, sens de la mesure, modestie, indulgence, compassion. Dans tous les cas où l'on ne croit pas pouvoir se dispenser de têtes de file et de chefs, on s'ingénie aujourd'hui à substituer aux dirigeants un ensemble d'individus avisés du type grégaire : telle est, par exemple, l'origine de tous les régimes représentatifs. Malgré tout, quel bienfait pour ces Européens, pour ce bétail humain, quelle délivrance d'un malaise qui devenait intolérable, que l'apparition d'un maître absolu : c’est ce que montrèrent pour la dernière fois sur une vaste échelle les répercussions du phénomène napoléonien : l'histoire de ces répercussions est pour ainsi dire celle du plus haut bonheur auquel ce siècle ait pu atteindre dans ses meilleurs moments et dans ses hommes les plus remarquables.

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