Je retourne à l'essai de Bourdieu "Sur la télévision" dont j'avais cité un premier extrait au début du mois. Avant d'en venir au thème qui m'intéresse aujourd'hui, je cite quand même deux idées fortes évoquées dans la suite du texte, et qui s'expriment en une phrase (nul besoin de les développer, donc).
- Ceci complète le phénomène de circulation circulaire. Il tend à homogénéiser l'information et à produire des effets de "fermeture" (voire de censure) plus pernicieux que s'ils émanaient d'une structure bureaucratique identifiée
Ceci étant consigné, je peux passer à la suite. Bourdieu s'arrête sur la notion d'audimat, et sur ces implications.
Partout, on pense en terme de succès commercial. Il y a simplement une trentaine d'années, et ça depuis le milieu du XIXème siècle, depuis Baudelaire, Flaubert etc., dans le milieu des écrivains d'avant-garde, des écrivains pour écrivains, reconnus par les écrivains, ou, de même, parmi les artistes reconnus par les artistes, le succès commercial immédiat était suspect : on y voyait un signe de compromission avec le siècle, avec l'argent... Alors qu'aujourd'hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimation. On le voit bien avec cette autre institution récente qu'est la liste de best-sellers [...] A travers l'audimat, c'est la logique du commercial qui s'impose aux productions culturelles. Or, il est important de savoir que, historiquement, toutes les productions culturelles que je considère - et je ne suis pas le seul j'espère -, qu'un certain nombre de personnes considèrent comme les productions les plus hautes de l'humanité, les mathématiques, la poésie, la littérature, la philosophie, toutes ces choses ont été produites contre l'équivalent de l'audimat, contre la logique du commerce.
Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996)
A la télévision, l'audimat n'est évidemment pas une fin en soir (alors qu'il peut l'être pour un éditeur de livres ou un distributeur de films, vu sa traduction immédiate en termes de rentrée d'argent). A la télévision (privée), une audience (prévisionnelle) élevée permet une meilleure valorisation des espaces publicitaires.
Beaucoup se souviennent de cette interview de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1
"Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible."
L'expression caricaturale ("temps de cerveau disponible") ne doit pas masquer ce qu'est le métier réel d'une chaîne de télévision privée : non pas produire/diffuser des programmes (sous l'impulsion de telle ou telle vocation éditoriale). Mais produire/diffuser des programmes suffisamment intéressants pour que le téléspectateur reste entre deux pages de publicités.