vendredi 1 février 2013

La circulation circulaire de l'information

M'occupant de la programmation musicale de Radio Campus Paris depuis un petit nombre d'années maintenant, je me désespère souvent que des groupes (artistiquement) méritants ne rencontrent pas le succès, tandis que d'autres, totalement inconnus et somme toute moyens, accèdent parfois en un éclair à une couverture médiatique généralisée de la part des médias mainstream (*).

A se pencher sur un tel phénomène (songez à Lana Del Rey, passée de l'anonymat aux plateaux TV et 4x3 dans le métro en l'espace d'un an), on pressent que sa propagation est basée sur une stratégie d'imitation, selon laquelle un média généraliste se doit de traiter les sujets abordés par d'autres médias de même rang. /*Triste mission que celle de devoir ne couvrir que ce qui a été avalisé par ses pairs, sans prise de risque */. 

En lisant cet été deux cours de Pierre Bourdieu relatifs aux médias, j'ai pu mettre un nom sur ce phénomène :
la circulation circulaire de l'information.

On dit toujours, au nom du crédo libéral, que le monopole uniformise et que la concurrence diversifie. Je n'ai rien, évidemment, contre la concurrence, mais j'observe seulement que, lorsqu'elle s'exerce entre des journalistes ou des journaux qui sont soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes sondages, aux mêmes annonceurs [....], elle homogénéise [...]

Cela tient pour une part au fait que la production est collective [...] Le collectif dont les messages télévisés sont le produit ne se réduit pas au groupe constitué par l'ensemble d'une rédaction ; il englobe l'ensemble des journalistes [...] Nous disons beaucoup moins de choses originales que ce que nous croyons. Mais c'est particulièrement vrai dans des univers où les contraintes collectives sont très fortes et en particulier les contraintes de la concurrence, dans la mesure où chacun des producteurs est amené à faire des choses qu'il ne ferait pas si les autres n'existaient pas [...] Personne ne lit autant les journaux que les journalistes, qui, par ailleurs, ont tendance à penser que tout le monde lit tous les journaux (Ils oublient que, d'abord, beaucoup de gens n'en lisent pas, et ensuite que ceux qui en lisent en lisent un seul) [...] Pour les journalistes, la lecture des journaux est une activité indispensable et la revue de presse un instrument de travail : pour savoir ce qu'on va dire, il faut savoir ce que les autres ont dit. C'est un des mécanismes  à travers lesquels s'engendre l'homogénéité des produits proposés. [...] Dans les comités de rédaction, on passe une part considérable du temps à parler d'autres journaux, et en particulier de "ce qu'ils ont fait et qu'on n'a pas fait" ("on a loupé ça!") et qu'on aurait dû faire - sans discussion - puisqu'ils l'ont fait. C'est peut-être encore plus visible dans l'ordre de la critique littéraire, artistique ou cinématographique. Si X parle d'un livre dans Libération, Y devra en parler dans Le Monde ou le Nouvel Observateur même s'il le trouve nul ou sans importance, et inversement. C'est ainsi que se font les succès médiatiques, parfois corrélés avec des succès de vente (pas toujours).

Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996)

(*) Les attaché(e)s de presse doivent mesurer chaque jour la "force de la fermeture de ce cercle vicieux de l'information". Comme dit Bourdieu, "pour briser ce cercle, il faut procéder par effraction". Il pensait là à ce qu'on appelle depuis un "coup médiatique". En terme de critique musicale par exemple, j'ajouterais que ce qui peut fonctionner, c'est l'angle tout fait, prêt à reprendre (la chanteuse au clip vintage qui buzze sur internet, le groupe déniché en Russie par un label français...).

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