samedi 7 janvier 2012

Le souvenir de l’inexprimable

Vous lûtes tantôt ici même tout le bien (ou disons une partie) que HP Lovecraft (1890 - 1937) pensait d'Edgar Allan Poe (1809 - 1849). Connaissant bien l'oeuvre du premier, j'ignorais pour autant à quel point - concrètement - elle pouvait avoir été influencée par le second.

Il y a en effet chez Lovecraft une récurrence de certains procédés et images qui semblent directement découler des récits de Poe. Je me contenterai ici de relever (voire illustrer) quelques parallèles. Disons que j'irai plus loin si un jour je me lance dans un mémoire sur le sujet, c'est-à-dire jamais (d'autant qu'à l'évidence le sujet a déjà été traité).


La narration:
Chez Lovecraft, elle est souvent portée par l'un des protagonistes de l'histoire, qui raconte les événements a posteriori, l'esprit encore bouleversé par la réalité entre-aperçue.

Deux exemples parmi tant d'autres :
(HPL) Sur les événements qui se déroulèrent les 18 et 19 octobre 1894 à la mine de Norton, je préférerais garder le silence. Pourtant, aujourd'hui, en ces dernières années de ma vie, je sens qu'il me faut, par devoir envers la Science, faire renaître en ma mémoire ces souvenirs chargés d'une indicible horreur.
La transition de Juan Romero (1919)

(HPL) Que ma mémoire soit défaillante, je ne m'en étonne pas ; car mon équilibre, physique et mental, subit de rudes coups pendant toute l'époque de mon séjour rue d'Auseil.
La musique d'Erich Zann (1921)

Du côté de Poe :
(EAP) Relativement à la très étrange et pourtant familière histoire que je vais coucher par écrit, je n'attends ni ne sollicite la créance. Vraiment, je serai fou de m'y attendre, dans un cas où mes sens eux-mêmes rejettent leur propre témoignage. Cependant je ne suis pas fou, - et très certainement je ne rêve pas.
Le chat noir (1843)


Ce qui marque, dans beaucoup d'histoires, ce sont les phénomènes si extraordinaires qu'ils échappent à toute description : il peut s'agir de couleur, odeur, son, d'une construction défiant la géométrie euclidienne, de créature ou végétaux...
(HPL) [...]
procédé qu'on trouvait déjà ici:
(EAP) A l'expiration de cette période, des mâchoires distendues et immobiles jaillit une voix, - une voix telle que ce serait folie d'essayer de la décrire. Il y a cependant deux ou trois épithètes qui pourraient lui être appliquées comme des à-peu-près : ainsi, je puis dire que le son était âpre, déchiré, caverneux ; mais le hideux total n'est pas définissable, par la raison que de pareils sons n'ont jamais hurlé dans l'oreille de l'humanité.
Sur le cas de M. Valdemar (1845)


Quelques images, maintenant:
Les arbres qu'on voit bouger, en l'absence de vent.
(HPL) Soudain, devant la fenêtre, l'un des détectives eut un vif et bref sursaut. Les autres s'en aperçurent et suivirent aussitôt son regard jusqu'au point, là-haut, où après avoir erré au hasard il s'était brusquement fixé. Les paroles étaient inutiles. Ce dont on avait discuté dans les bavardages de pays n'était plus discutable, et c'est à cause de ce fait, dont tous les assistants convinrent de parler plus tard à voix basse, qu'il n'est jamais question à Arkham de ce diable de temps. Il faut d'abord préciser qu'il n'y avait aucun vent à cette heure de la soirée. Il se leva peu après, mais il n'y en avait absolument pas jusque-là. Même les pointes desséchées des dernières herbes-aux-chantres grises et flétries, et la frange sur le toit de la charrette anglaise à l'arrêt, restaient immobiles. Pourtant, dans ce calme tendu, impie, les rameaux dénudés bougeaient à la cime de tous les arbres de la cour. Dans une agitation morbide et spasmodique, un délire de convulsions épileptiques, comme pour agripper les nuages éclairés par la lune ; griffant en vain l'air empoisonné, on les eût dit secoués par quelque chaîne de transmission étrangère et immatérielle, au rythme de souterraines horreurs luttant et se débattant sous leurs noires racines.
La couleur tombée du ciel (1927)

(EAP) Mais il y a une frontière à leur empire, et cette frontière est une haute forêt, sombre, horrible. Là, comme les vagues autour des Hébrides, les petits arbres sont dans une perpétuelle agitation. Et cependant il n'y a pas de vent dans le ciel. Et les vastes arbres primitifs vacillent éternellement de côté et d'autre avec un fracas puissant.
Silence (1837)


les tapisseries le long des murs qui semblent se mouvoir:
(HPL) Au moment où les ampoules s'illuminaient, je vis une ondulation hideuse parcourir toute la tapisserie, entraînant ses motifs assez étranges dans une singulière dans macabre
Les rats dans les murs (1923)

(EAP) Le vent courait activement derrière les tapisseries, et je m'appliquais à lui démontrer, - ce que, je le confesse, je ne pouvais pas croire entièrement, - que ces soupirs à peine articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur n'étaient que les effets naturels du courant d'air habituel
Ligeia (1838)


Je pourrais également mentionner les descriptions architecturales qui provoquent une forte et inquiétante impression (ce dont je retrouve des traces chez Poe dans La chute de la maison Usher)...

Dernier exemple: en guise d'élément de contexte, beaucoup d'histoires de Lovecraft se déroulent dans des zones reculées, pour ne pas dire "arriérées" ou dégénérées. Je pense notamment à la Nouvelle-Angleterre, et à la ville (fictive) d'Arkham, évoquée pour la première fois dans la nouvelle (mais pas dans l'extrait) ci-dessous.

(HPL) Ceux qui sont à la recherche de l’horreur hantent les pays étrangers et lointains. Les catacombes de Ptolémée, les mausolées sculptés des pays de cauchemar, voilà ce qu'il leur faut. Ils escaladent au clair de lune les tours des châteaux ruinés de la vallée du Rhin, descendent en chancelant des marches couvertes de toiles d’araignées au milieu de pierres éparses, vestiges de cités d’Asie dont le nom a sombré dans l’oubli. Les bois hantés, les montagnes désolées sont leurs sanctuaires, ils flânent autour des monolithes sinistres dans des îles désertes. Mais le véritable amateur de terreur, celui qui trouve la justification de son existence dans la recherche d'un frisson nouveau, insurpassable, ne connaît rien de mieux que les fermes isolées dans les bois de la Nouvelle-Angleterre. Les éléments les plus sombres — solitude, ignorance, absurdité — concourent à l’instauration d’une atmosphère hideuse qui touche à la perfection.

Le spectacle le plus affreux est offert par les petites maisons de bois nu à l’écart des routes fréquentées, généralement tapies sur un versant humide couvert d’herbe ou adossées à quelque roche gigantesque affleurant la surface. Elles se trouvent là depuis deux cents ans ou d'avantage ; pendant ce temps les plantes grimpantes ont tout envahi, les arbres ont développé leurs frondaisons en surface et en épaisseur. Elles sont presque cachées sous des luxuriances de verdure qui n’obéissent à aucune discipline, protégées sous des linceuls d’ombre ; mais les fenêtres à petits carreaux semblent toujours vous lancer des regards sinistres à travers l’immobilité de la mort qui éloigne la folie parce qu’elle étouffe le souvenir de l’inexprimable.

Dans ces maisons ont vécu des générations de gens étranges, comme le monde n’en a jamais vu de semblables. Possédés par une croyance téné­breuse et fanatique qui les a fait bannir du sein de leurs semblables, leurs ancêtres étaient venus chercher la liberté dans la nature sauvage. Les reje­tons d’une race aventureuse se développèrent ainsi à l’abri des tracasseries de leurs compatriotes mais se réfugièrent dans un consternant esclavage à l’égard des sombres fantasmes de leurs propres esprits. La vitalité de ces Puritains qui se trouvaient à l’écart des lumières de la civilisation prit des chemins étranges ; dans leur isolement, leur besoin morbide de pénitence, la lutte pour la vie qu’ils étaient obligés de mener contre une Nature inflexible, il se trouva que certains traits sombres de leur caractère remontèrent sournoiement des profondeurs préhistoriques de leur ascendance nordique.
L'image dans la maison deserte (1920)

Dans Ligeia (EAP), il y a cette simple phrase, à propos d'une abbaye construite "dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentées de la belle Angleterre".



Fin de cet article au format inhabituel pour ce blog. Peut-être les extraits ici rapportés vous auront-ils donné en vie de (re)lire l'un ou l'autre de ces auteurs. Il semble en tout cas que les images puissantes de Poe aient à tel point impressionné Lovecraft, qu'il se les ait appropriées, tout en parvenant à les développer.
Il leur ajoutera par la suite une cosmogonie propre (feat. Cthulhu), qui aujourd'hui reste comme sa marque caractéristique.

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