samedi 11 juillet 2009

le plaisir de la lenteur

"Regarde-les, tous ces fous qui roulent autour de nous. Ce sont les mêmes qui savent être si extraordinairement prudents quand on dévalise sous leurs yeux une vielle femme dans la rue. Comment se fait-il qu'ils n'aient pas peur quand ils sont au volant?"

Que répondre? Peut-être ceci : l'homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol; il s'accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l'avenir; il est arraché à la continuité du temps; il est en dehors du temps; autrement dit, il est dans un état d'extase; dans cet état, il ne sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et, partant, il n'a pas peur, car la source de la peur est dans l'avenir, et qui est libéré de l'avenir n'a rien à craindre.

La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine: dès lors, son propre corps se trouve hors du jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.

Curieuse alliance: la froide impersonnalité de la technique et les flammes de l'extase. Je me rappelle cette Américaine qui, il y a trente ans, mine sévère et enthousiaste, sorte d'apparatchik de l'érotisme, m'a donné une leçon (glacialement théorique) sur la libération sexuelle; le mot qui revenait le plus souvent dans son discours était le mot orgasme; j'ai compté; quarante-trois fois. Le culte de l'orgasme: l'utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle; l'efficacité contre l'oisiveté; la réduction du coït à un obstacle qu'il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l'amour et de l'univers.

Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu? Ah, où sont-ils les flâneurs d'antan? [...] Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore: ils contemplent les fenêtres du bon Dieu. Celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s'ennuie pas; il est heureux. Dans notre monde, l'oisiveté s'est transformée en désoeuvrement, ce qui est tout autre chose: le désoeuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constant du mouvement qui lui manque.


A ce sujet, lire également Céline ici :
Sur le chemin de rien du tout

Et pour revenir à la vitesse au volant, je terminerai en citant une dernière fois Humbert Humbert, qui décidément ne s'arrange pas, mais reste prompt à analyser son comportement et son ressenti :

La route se déroulait devant moi à paysage découvert, et l'idée me vint soudain - dénuée de toute velléité de protestation, ou de symbolisme, ou de quelqu'autre arrière-pensée - que puisque j'avais violé toutes les lois de la société, je ne perdais rien de plus en violant aussi celles de la circulation. Je passai donc sur le côté gauche de la route nationale, et auscultai mes réactions : elles étaient délicieuses. J'éprouvais une délicate fusion diaphragmatique, émaillée d'éclairs de sensations tactiles, le tout décuplé par la pensée que rien n'est aussi propice à l'élimination totale des lois physiques fondamentales que de conduire délibérément du mauvais côté de la route. Vue sous un certain angle, c'est une émotion authentiquement spirituelle. Sans jamais dépasser le trente ou trente-cinq à l'heure, je roulais doucement, rêveusement, comme si ce mauvais côté avait été le reflet du bon dans le miroir. Il y avait peu de circulation. Les voitures qui me doublaient de temps en temps sur le bord que je leur avait abandonné me cornaient brutalement aux oreilles. Celles qui venaient vers moi tanguaient et viraient avec des hurlements d'épouvante. J'abordai bientôt des régions plus peuplées. Brûler un feu rouge me dispensa la même joie qu'une gorgée de bourgogne défendu lorsque j'étais enfant. Cependant, diverses complications s'élevaient de-ci, de-là. Je m'aperçus que j'étais suivi - escorté.

La lenteur, Kundera (1995)
Lolita, Vladimir Nabokov (1955)

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