samedi 8 novembre 2008

l'injustice humaine

Un jeudi soir, à la Cartoucherie (théâtre de la Tempête)... J'aime vraiment cet endroit, je vais tâcher d'y retourner plus souvent. Sachant que l'été, c'est encore plus agréable. La dernière fois, c'était pour Oncle Vania (Tchekhov, déjà), cette fois, pour Ivanov: Une pièce que j'aurais sans doute péniblement subie à 15 ans, mais que j'ai suivie ici avec attention, de bout en bout


ANNA rit.
« Les fleurs reviennent à chaque printemps, mais les joies non. » Qui m'a dit cette phrase ? Je ne sais plus, ça va me revenir… Peut-être est-ce Nicolas [Ivanov, ndlr] qui me l'a dite. Elle tend l'oreille. Encore la hulotte qui hulule !

LVOV.
Qu'elle hulule.

ANNA.
Je commence à penser, docteur, que le destin m'a trahie. Il y a beaucoup de gens, qui, comparés à moi, ne sont pas meilleurs, mais qui sont heureux sans avoir rien à payer pour leur bonheur. Moi, j'ai payé pour tout, pour tout sans exception!... Et très cher ! Pourquoi me faire payer, en plus, des intérêts exorbitants ?... Vous êtes si prudent avec moi, si délicat, vous craignez de me dire la vérité ; croyez-vous que j'ignore de quoi je suis malade ? Je le sais parfaitement. D'ailleurs, c'est très ennuyeux d'en parler… En prenant l'accent juif. Je vous demande pardon ! Avez-vous le don de raconter des histoires ?

LVOV.
Je ne suis pas doué pour ça.



ANNA.
Nicolas, lui, a ce don. Ce qui m'étonne, c'est l'injustice humaine : qu'on ne réponde pas à l'amour par l'amour… la vérité payée par le mensonge. Vous pouvez me dire jusqu'à quand mon père et ma mère vont me haïr ? Ils habitent à cinquante kilomètres d'ici, mais jour et nuit, même dans mon sommeil, je sens leur haine. Et puis, d'où vient cette angoisse de Nicolas? Il dit que c'est seulement le soir qu'il ne m'aime pas, quand l'angoisse le prend. Admettons, je peux le comprendre ; mais, imaginez qu'il ne m'aime plus du tout ! Bien sûr, c'est impossible, mais si c'était quand même… Non, non il ne faut surtout pas y penser. Elle chante. « Mon p'tit serin, où t'étais ? » Je me fais des idées, c'est horrible !.. Vous n'avez pas de famille docteur, il y a beaucoup de choses que vous ne pouvez pas comprendre…

LVOV.
Vous dites que ça vous étonne… Il s'assoit à côté d'elle. Mais moi, c'est vous qui m'étonnez! Expliquez-moi, que je comprenne comment c'est arrivé… vous, intelligente, honnête, presque une sainte, vous laisser arnaquer avec un tel cynisme, vous laisser traîner dans ce nid de hulotte ? Qu'est-ce qui vous retient ici ? Qu'avez-vous de commun avec cet homme froid, sans âme… bon, laissons votre mari !... Mais qu'avez-vous de commun avec cette grisaille qui vous entoure. Bon Dieu !... Ce fou de comte, cette ruine, qui passe son temps à maronner, comme vous dites ; cet aigrefin de Borkine, escroc parmi les escrocs, avec sa sale gueule… Expliquez-moi pourquoi vous êtes là ? Comment vous vous êtes retrouvée là ?...

ANNA rit.
Lui aussi… avant… il parlait de cette façon… Exactement… Seulement ses yeux sont plus grands ; avant, quand il se mettait à parler avec ardeur, ses yeux brillaient comme des braises… Parlez, parlez encore !...

LVOV.
Je parle dans le vide ! Allez, rentrez à la maison…

ANNA.
Vous dites, Nicolas… gna-gna-gna… et ceci cela… mais… qu'est-ce que vous savez de lui ? Peut-on connaître un homme en six mois ? Docteur, c'est un homme remarquable ; dommage que vous ne l'ayez pas connu il y a deux ou trois ans. Il s'est assombri, il se tait, il ne fait plus rien, mais avant… Quel enchantement !... Je suis tombée amoureuse, un coup de foudre. Elle rit. À peine je l'ai vu et la souricière - clac ! Il m'a dit : suis-moi… Et j'ai tout coupé, vous savez, comme on coupe des feuilles mortes avec des ciseaux… et je l'ai suivi … Maintenant ce n'est plus comme avant… Maintenant il va chez Lébédev pour s'amuser avec d'autres femmes et moi… je suis assise dans le parc à écouter la hulotte hululer…
On entend la crécelle du gardien.
Docteur, vous avez des frères ?

LVOV.
Non.
Anna s'effondre en larmes, sanglote.
Mais qu'est-ce qu'il y a ? Qu'avez-vous ?

ANNA.
Je n'en peux plus, docteur, je vais y aller…

LVOV.
Où ça ?

ANNA.
Là-bas, là où il est… J'y vais… Faites atteler les chevaux. Elle court vers la maison.

LVOV.
Non mais, je refuse de dispenser mes soins dans de pareilles conditions ! Déjà on ne me paye pas, pas un sou, mais en plus on me met l'âme sens dessus dessous ! Non, je refuse ! Ça suffit ! Il rentre dans la maison.

Anton Tchekhov, Ivanov (1887)
Jusqu'au 9 novembre au théâtre de la Tempête


1 commentaire:

  1. Salut Ricky,

    ça te dit pas de retourner au théâtre de la tempête ?

    Pour voir le spectacle "Les bouts de bois de Dieu" par un metteur en scène Noiséen : http://www.la-tempete.fr/spectacles/presentation.php?ref=salle1_lesboutsdeboisdedieu&lang=fr

    Genre fin Novembre ce serait parfait.

    à++

    PS : j'adore Tchekhiv aussi

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