lundi 24 décembre 2007

ivres de la conscience d’exister

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Voici ce que papa me racontait quand j'avais cinq ans : chaque tonalité est une petite cour royale, le pouvoir y est exercé par le roi (le premier degré) qui est flanqué de deux lieutenants (le cinquième et le quatrième degré). Ils ont à leurs ordres quatre autres dignitaires dont chacun entretient une relation spéciale avec le roi et ses lieutenants. En outre, la cour héberge cinq autres notes qu'on appelle chromatiques. Elles occupent certainement une place de premier plan dans une autre tonalité, mais elles ne sont ici qu'en invitées.

Parce que chacune de ces douze notes a une position, un titre, une fonction propres, l'oeuvre que nous entendons est plus qu'une masse sonore : elle développe devant nous une action. Parfois les événenements sont terriblement embrouillés (par exemple chez Mahler ou plus encore chez Bartok ou Stravinski), les princes de plusieurs cours interviennent, et tout à coup on ne sait plus quelle note est au service de quelle cour et si elle n'est pas au service de plusieurs rois. Mais même alors, l'auditeur le plus naif peut encore deviner à grands traits de quoi il retourne. Même la musique la plus compliquée est encore un language.

Cela, c'est ce que me disait papa et la suite est de moi : un jour un grand homme a constaté qu'en mille ans le langage de la musique s'est épuisé et ne pouvait plus que rabacher continuellement les mêmes messages. Par un décret révolutionnaire, il a aboli la hiérarchie des notes et les a rendues toutes égales. Il leur a imposé une discipline sévère pour éviter qu'aucune n'apparaisse plus souvent qu'une autre dans la partition et ne s'arroge ainsi les anciens privilèges féodaux. Les cours royales étaient abolies une fois pour toutes et remplacée par un empire unique fondée sur l'égalité appelée dodécaphonie.
La sonorité de la musique était peut être encore plus intéressante qu'avant mais l'homme, habitué depuis un millénaire à suivre les tonalités dans leurs intrigues de cours royales, entendait un son et ne le comprenait pas. L'empire de la dodécaphonie n'a d'ailleurs pas tardé à disparaître. Après Schönberg est apparu Varèse, et il a aboli, non seulement la tonalité mais la note même (la note de la voix humaine et des intruments de musique) en la remplacant par une organisation raffinée de bruits qui est sans doute magnifique mais qui inaugure déjà l'histoire de quelque chose d autre, fondé sur d'autres principes et sur une autre langue.

[...] L'homme, bien qu'il soit lui même mortel, ne peut se représenter ni la fin de l'espace, ni la fin du temps, ni la fin de l histoire, ni la fin d'un peuple, il vit toujours dans un infini illusoire. Ceux que fascine l'idée de progrès ne se doutent pas que toute marche en avant rend en meme temps la fin plus proche et que de joyeux mots d'ordre comme "plus loin" et "en avant" nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter. [...]

A l'époque où Arnold Schönberg a fondé l'empire de la dodécaphonie, la musique était plus riche que jamais et ivre de sa liberté. L'idée que la fin put être si proche n'effleurait personne. Nulle fatigue ! Nul crépuscule ! Schönberg était animé de l'esprit le plus juvénile de l'audace. D'avoir choisi la seule voie possible en avant l'emplissait d'un orgueil légitime. L'histoire de la musique s'est achevée dans l'épanouissement de l'audace et du désir.


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S'il est vrai que l'histoire de la musique est finie, qu'est il resté de la musique? Le silence?
Allons donc ! il y a de plus en plus de musiques, des dizaines, des centaines de fois plus qu'il n'y en a jamais eu à ses époques les plus glorieuses. [...] Schönberg est mort, Ellington est mort, mais la guitare est éternelle. L'harmonie stéreotypée, la mélodie banale et le rythme d'autant plus lancinant qu'il est plus monotone, voila ce qui est resté de la musique, voilà l'éternité de la musique. Sur ces simples combinaisons de notes, toute le monde peut fraterniser, car c'est l'être même qui crie en elles son jubilant "je suis là". Il n'est pas de communion plus bruyante et plus unanime que la simple communion avec l'être. Là dessus les Arabes se rencontrent avec les Juifs, et les Tchèques avec les Russes. Les corps s'agitent au rythme des notes, ivres de la conscience d'exister. C'est pourquoi aucune oeuvre de Beethoven n'a été vécue avec une aussi grande passion collective que les coups uniforméments répétés sur les guitares.

Kundera - Le livre du rire et de l'oubli (1978)

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