Bien avant l'invention de FaceApp, je me souviens d'avoir entendu quelqu'un dire que tout le monde, dans sa jeunesse - disons vers la fin du lycée -, devrait être confronté à des images le montrant dans dix, vingt ou cinquante ans. Ainsi, avait ajouté cette personne, au moins serait-on préparé. Car la plupart des gens sont dans le déni au sujet du vieillissement, tout comme ils le sont au sujet de la mort. Ils ont beau le voir à l'œuvre autour d'eux, avoir des parents et des grands-parents parfois juste sous leur nez, ils ne l'intègrent pas, ils ne croient pas vraiment que cela leur arrivera aussi. Cela arrive aux autres, à tous les autres, mais pas à eux.
Pour ma part, j'ai toujours perçu cette inconscience comme une bénédiction. Une jeunesse lestée à l'avance du lot de tristesse et de douleur du vieillissement, je n'appellerais pas cela une jeunesse, en aucun cas.
[...]
Une femme âgée et autrefois superbe que je connais avançait cette réflexion sur le sujet : Dans notre culture, ce dont vous avez l'air est une part tellement importante de qui vous êtes et de comment les gens vous traitent. En particulier si vous êtes une femme. Au point que, si vous êtes belle, si vous êtes une belle femme ou une belle fille, vous vous habituez à un certain niveau d'attention de la part des autres. Vous vous habituez à l'admiration pas seulement de la part de votre entourage, mais de la part d'inconnus, de la part de presque tout le monde. Vous vous habituez aux compliments, à ce que les gens recherchent votre compagnie, veuillent vous faire des cadeaux, vous rendre des services. Vous vous habituez à susciter l'amour. Si vous êtes vraiment belle, et que vous n'êtes ni malade mentale, ni effroyablement prétentieuse, ni une abrutie finie, vous vous habituez tellement au succès, à l'amour, à l'admiration que vous finissez par penser que cela va de soi, vous ne vous rendez même plus compte que vous êtes privilégiée. Puis un jour, tout ceci disparaît. En réalité, cela se produit graduellement. Vous commencez à remarquer certaines choses. Les têtes ne se retournent plus sur votre passage, les gens que vous rencontrez ne se souviennent plus systématiquement de votre visage. Et cela devient votre nouvelle vie, votre étrange nouvelle vie: celle d'une personne ordinaire, indésirable, dotée d'un visage commun et parfaitement oubliable.
J'y songe parfois, dit la femme autrefois superbe, lorsque j'entends de jeunes femmes se plaindre du fait que, où qu'elles aillent, elles se font reluquer ou siffler par des types — toute cette attention grossière et malvenue. Et je comprends, dit-elle, car j'ai ressenti la même chose autrefois. Mais qu'on me présente celle de ces filles qui, dans quelques années s'écriera, Alléluia, enfin, je suis tellement heureuse que cela ne m'arrive plus jamais ! [...]
Je me souviens qu'[elle] avait ajouté : Passé un certain âge, c'était comme un mauvais rêve — l'un de ces cauchemars où, sans que vous sachiez pourquoi, plus personne dans votre entourage ne vous reconnaît. Les gens ne venaient plus vers moi, ne cherchaient plus à se lier d'amitié avec moi comme ils l'avaient toujours fait auparavant. Je n'avais jamais été obligée de me donner le moindre mal pour que les gens m'aiment et m'admirent. Soudainement j'étais timide, maladroite en société. Pire, je commençais à être paranoïaque. M'étais-je transformée, étais-je devenue l'un de ces êtres pathétiques, qui veulent à tout prix être aimés alors que chacun sait que ce sont précisément ces gens-là que personne n'aime jamais ?
[...] En réalité j'ai souvent le sentiment d'être morte, dit la femme autrefois superbe. Je suis morte depuis toutes ces années et je suis devenue le fantôme de moi-même. Je porte le deuil de cet être perdu depuis, et rien, pas même l'amour que j'ai pour mes enfants et mes petits-enfants, ne peut m'en consoler.
Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment ? (2020)
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