Les reculs sur l'écologie se multiplient et ça rend fou. On est au-delà de l' "inaction criminelle" (D. Voynet, questions au gouvernement du 1er juillet). Ces LR et Renaissance capables d'initier un tel mouvement pour satisfaire lobbies ou électorat traditionnel sont de la pire espèce. Ils me donneraient presque envie d'user du même vocabulaire que Pierre-Emmanuel Barré dans ses chroniques sur Nova. Ou alors de publier l'ultime extrait de la conférence sur l'environnement qui ouvre le roman de Sigrid Nunez.
Avant les applaudissements, avant la fin du discours, l'homme aborda un dernier point qui ourla tout de même la surface lisse de l'auditoire. Un murmure bruissa parmi le public (que l'homme ignora), les gens remuèrent sur leurs sièges, je remarquai quelques mouvements de tête et, quelques rangées derrière moi, une femme étouffa un rire nerveux. C'est fini, répéta-t-il, c'était trop tard, nous avions trop longtemps repoussé l'échéance. Notre société était devenue trop fragmentée, trop dysfonctionnelle pour que nous puissions encore espérer réparer à temps les erreurs calamiteuses que nous avions commises. Et dans tous les cas, il demeurait difficile de capter l'attention des gens. Ni les catastrophes climatiques qui se succédaient, saison après saison, ni la menace d'extinction d'un million d'espèces animales à travers le monde ne parvenaient à placer la destruction de l'environnement au premier plan des préoccupations de notre pays. Et quelle tristesse, remarqua-t-il, de constater le nombre de gens, parmi les classes les plus créatrices et les plus instruites, celles dont on aurait pu espérer des solutions inventives, qui préféraient se tourner vers la thérapie personnelle, vers des pratiques pseudo-religieuses prônant le détachement, le moment présent, l'acceptation de la réalité telle qu'elle est, la sérénité face aux tracas du monde. [...] Le culte du bien-être, l'apaisement des angoisses quotidiennes, l'évitement du stress : tels étaient les nouveaux idéaux de notre société, dit-il — plus nobles apparemment que le salut de la société elle-même. La mode de la pleine conscience n'était qu'une nouvelle forme de distraction, dit-il. Bien sûr que nous devrions être stressés. Nous devrions être littéralement consumés par la peur. La méditation en pleine conscience pourra bien aider celui qui se noie à se noyer dans la sérénité, mais jamais elle ne remettra le Titanic à flot, dit-il. Ni les efforts individuels pour accéder à la paix intérieure, ni l'attitude compassionnelle à l'égard des autres n'auraient pu conduire à une action préventive opportune, mais bien une obsession collective, fanatique, excessive, du désastre imminent.
Il était inutile, dit l'homme, de nier la perspective de souffrances d'une magnitude immense, ou l'absence d'issue pour y échapper.
Comment, alors, devrions-nous vivre ?
La première chose que nous devrions nous demander, c'est devrions-nous continuer de faire des enfants ?
(Là, moment de flottement, celui dont je parlais plus haut: des murmures, des mouvements dans le public, ce rire nerveux de femme. Ce passage était, de plus, inédit. Le sujet des enfants n'avait pas été abordé dans l'article.)
Pour être bien clair, il ne suggérait pas que toutes les femmes enceintes aillent se faire avorter, précisa l'homme. Bien sûr que ce n'était pas ce qu'il voulait dire. Ce qu'il disait, c'était que peut-être l'idée de fonder une famille, en cours depuis des générations, devait être repensée. Que peut-être c'était une mauvaise idée de donner naissance à des êtres humains dans un monde qui avait de grandes chances, au cours de leur vie, de devenir un lieu morose, terrifiant, sinon invivable. Il s'interrogeait simplement : n'est-il pas égoïste de continuer aveuglément de se comporter comme s'il n'y avait que peu de chances que le monde devienne ce lieu morose, voire immoral, cruel ?
Et, après tout, poursuivit-il, n'y avait-il pas dans le monde d'innombrables enfants en mal désespéré de protection face aux menaces existantes ? N'y avait-il pas des millions et des millions de gens souffrant déjà de différentes crises humanitaires, que des millions et des millions d'autres décidaient tout bonne-ment d'oublier ? Pourquoi ne pourrions-nous pas concentrer notre attention sur les douleurs grouillant déjà parmi nous ?
C'était là, sans doute, que résidait notre dernière chance de nous racheter, dit l'homme en élevant la voix. Le seul cap sensé et moral que puisse suivre une civilisation courant à sa perte : apprendre à demander pardon et réparer dans une très moindre mesure le mal dévastateur que nous avions causé à notre famille humaine, aux créatures qui nous entourent et à notre magnifique planète. S'aimer et se pardonner de notre mieux. Et apprendre à dire au revoir. [...]
La foule quittait les lieux dans une atmosphère maussade. Certains avaient l'air assommés.
Sigrid Nunez, Quel est donc ton tourment ? (2020)
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