dimanche 2 février 2025

Nous immuniser contre le «tout, tout de suite»

Ultime extrait sur ce blog de l'essai de Sébastien Bohler, Le Bug humain. Nous avons vu précédemment que notre cerveau nous pousse naturellement à vouloir toujours plus, tout de suite... Comment hacker son cerveau pour qu'il commence à privilégier le long terme sur le court terme. ? Une réponse pourrait être de développer ce qui fonctionne pour contrer les addictions : la pleine conscience. Elle aide non seulement à prendre du recul sur ce que nous dicte le cerveau, mais aussi à lui donner plus de satisfaction avec moins.

Cette observation est absolument cruciale. Elle concerne le principal obstacle qui nous empêche de nous projeter dans l'avenir. Face aux enjeux climatiques, nous sommes comme une personne accro à la nourriture devant une tablette de chocolat : incapables de penser à notre avenir et entièrement happé par le présent. Nous perdons de vue le long terme et favorisons notre plaisir instantané. En découvrant que les techniques mentales qui développent notre niveau de conscience peuvent efficacement lutter contre le biais de dévalorisation temporelle, les scientifiques nous indiquent donc une voie possible pour nous sortir de ce piège : augmenter notre niveau de conscience global. Nous immuniser, par le pouvoir de notre cortex, contre l'appel du «tout, tout de suite». Récupérer le pouvoir de la réflexion au long cours sur notre avenir. De telles pratiques nous donnent plus de liberté pour prendre en main notre destinée.

Sébastien Bohler, Le Bug humain (2019)


Avant d'en arriver là, l'auteur développe longuement un parallèle avec l'alimentation, que je restitue ici partiellement, si le sujet des troubles de l'alimentation en soi vous intéresse.



Cette technique « du grain de raisin» est proposée dans des groupes thérapeutiques pour des personnes ayant des difficultés avec leur poids, ou qui n'arrive pas à maîtriser leurs pulsions alimentaires. Les études menées sur ces groupes de patients qui suivent ces ateliers montrent que leur niveau de plaisir augmente effectivement, sans qu'ils aient besoin de manger beaucoup.

Le but est de rajouter un peu de conscience dans nos actes du quotidien. Le plus souvent, nous nous alimentons de manière automatique, ingérant de grandes quantités de nourriture, pensant à la bouchée suivante avant même d'avoir terminé celle que nous avons prise. Nous ne le savons pas toujours, mais c'est notre striatum qui nous incite à prendre «toujours plus», obéissant à l'avidité des neurones dopaminergiques. Le reste de votre cerveau participe-t-il ou non à cette dégustation, pour lui donner un sens, une appréciation ? Ce n'est pas son problème. Cela lui est égal. Votre niveau de conscience n'entre guère en considération. 

D'ailleurs, si votre conscience est occupée à autre chose (par exemple, si vous êtes distrait ou captivé par [un écran]), vous continuerez à ingurgiter la nourriture au même rythme, et même à un rythme plus élevé car votre cortex n'enregistre pas la sensation gustative, olfactive et tactile représentée par l'apport nutritif dans votre bouche et dans votre conduit digestif. C'est pourquoi il est particulièrement néfaste, en termes d'équilibre et de poids corporel, d'avoir pour habitude de manger devant sa télévision, [...] la prise alimentaire se fai[sant] alors sous contrôle automatique, sous le plein commandement du striatum.

Mais l'inverse se produit quand, au lieu de jeter notre conscience sur le bas-côté, nous la remettons dans le jeu et, mieux, nous l'affûtons et la fortifions. C'est une de ses grandes qualités, que d'être malléable. Vous pouvez vous en rendre compte en fermant les yeux, puis en tendant l'oreille aux sons qui vous entourent, ceux aux-quels vous ne prêtez habituellement pas attention. Un craquement de porte, le bruit d'un vélomoteur qui péta-rade dans la rue, le vent qui siffle contre les volets, un froissement de papier ou une quinte de toux d'un de vos voisins. Tous ces sons ne sont tout simplement pas enregistrés par votre cerveau si vous êtes absorbé par une tâche (un calcul mental, une discussion téléphonique, une préoccupation à propos d'une facture à payer). Mais une fois que vous leur ouvrez votre conscience, ces petits bruits la remplissent complètement. Il en va de même de nos perceptions gustatives. Le grain de raisin est bien peu de chose, en termes de quantité nutritive. Mais la perception de son goût, des sucres et des arômes qu'il renferme n'a pas de dimension fixe leur dimension est déterminée par votre conscience. Si l'on y est suffisamment attentif, ils auront autant de valeur sensorielle qu'un sachet entier de biscuits d'apéritif pour qui n'y prêterait pas attention, et dont les ressources cognitives seraient absorbées par le fait de « scroller » sur son smartphone. La conscience est une caisse de résonance pour nos perceptions, cette caisse de résonance peut réellement nous donner plus avec moins. C'est cela que révèle l'expérience du grain de raisin. Nous pouvons augmenter, par le pouvoir de notre esprit, un aspect du monde physique. [...] 

En développant notre caisse de résonance sensorielle, nous pouvons faire croire à notre striatum qu'il obtient davantage de plaisir, alors que nous lui en donnons moins quantitativement. Manger un peu moins, mais en prenant le soin de percevoir de façon plus intense et plus pleine ce que nous absorbons, est une façon de duper notre striatum, et il l'a bien cherché. En outre, le temps employé à goûter ces sensations permettra à la sensation de satiété de s'installer. Celle-ci a en effet besoin d'au moins vingt minutes pour être émise par nos viscères et parvenir au cerveau. Le point critique est que celui-ci reçoive le message, «l'entende» au sens propre. Car la satiété n'est pas un message très puissant...

Un des principaux avantages qu'offre la méditation de pleine conscience, c'est de nous affranchir en partie de nos automatismes. Cet aspect est crucial pour la prise en charge des comportements d'addiction, qu'il s'agisse du rapport compulsif à la nourriture, au sexe ou à Internet. En effet, certaines personnes se tournent vers la nourriture de façon quasi automatique lorsqu'elles traversent un état de tension, de tristesse ou de désespoir. Pour une personne obèse, le fait de croquer une chips ou un carré de chocolat a été associé, depuis de longues années, à un sentiment de réconfort passager, à tel point que ce geste s'est automatisé et est réalisé «hors conscience», sans que la personne puisse en quelque sorte reprendre le contrôle de ses décisions. Or, après un programme de plusieurs semaines d'entraînement à la pleine conscience, le cerveau redevient capable, au moment où l'émotion négative surgit (à l'occasion d'un moment de blues, de stress avant un examen ou une présentation de projet), de détecter cet état affectif, de mettre un nom dessus et de le voir en toute lucidité. Le simple fait de mettre cet état à distance et d'en avoir pleinement conscience crée une légère distanciation et un temps de réflexion. « Qu'est-ce que je suis en train de ressentir ? D'où vient cette émotion ? Est-ce une bonne idée de manger pour essayer de la faire disparaître ? Quel est mon choix ?» Dans les faits, l'utilisation des thérapies de pleine conscience dans le traitement de l'obésité donne d'assez bons résultats.

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