dimanche 14 février 2021

Des bourgeoises blanches bien comme il faut

Je me résous à refermer ma séquence de posts consacrés à "King Kong Théorie" par ce dernier article. Il revient sur un reportage en banlieue, qui illustre, une fois de plus un certaine "déconnexion" sociale des journalistes. Au moins, la profession semble-t-elle depuis en avoir pris conscience avec la crise des gilets jaunes. Le regard de l'homme sur la femme est quant à lui plutôt uniformément réparti. 

Reportage sur une chaîne d'infos du câble, un documentaire sur des filles de banlieues. Plus exactement : sur leur inquiétante perte de féminité. On voit trois gamines à bonnes têtes jurer comme des charretiers et l'une d'entre elles tente d'attraper je ne sais qui dans une cage d'escalier, dans l'espoir de lui mettre une trempe. Quartier désolé, jeunesse désœuvrée, des gosses qui savent qu'ils n'auront probablement pas plus de chances que leurs parents, c'est-à-dire que dalle. Ces images toujours un peu troubles, pour quelqu'un de mon âge, d'une France qui est devenue un pays du quart-monde. Une pauvreté extrême, jouxtant le luxe le plus indécent. Ce qui inquiète les commentateurs, et ils le disent sans rigoler, c'est que ces filles ne portent jamais de jupes. Et qu'elles parlent mal. Ça les surprend, ils sont sincères. Ils s'imaginent, tranquilles, que les filles naissent dans des sortes de roses virtuelles et qu'elles devraient devenir des créatures douces et paisibles. Même plongées dans un milieu hostile où il vaut mieux savoir jouer du coup de boule pour exister un minimum. Les femmes devraient s'occuper de jolies choses, en arrosant des fleurs, et en chantonnant tout doucement. C'est vraiment tout ce qui les inquiète, dans ce qu'ils ont filmé. Ces femmes ne ressemblent pas aux femmes des beaux quartiers, aux gosses des magazines, aux filles des grandes écoles. Le journaliste qui a écrit ce commentaire a l'impression que c'est naturel, d'être une femme comme celles qui l'entourent. Que cette féminité n'a pas de race, pas de classe, n'est pas construite politiquement, il croit que si on laisse les femmes être ce qu'elles doivent être, naturellement, de la manière poétique la plus admirable, elles deviennent comme les femmes qui travaillent et dînent autour de lui : des bourgeoises blanches bien comme il faut.

Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)

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