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mardi 15 décembre 2020
Le contrat marital
Je concluais un précédent article dédié à King Kong Théorie (2006), en citant Silvia Federici (2019), expliquant la nécessité d'opposer prostituées et femmes au foyer, afin de ne surtout pas remettre en cause le statut de ces dernières. Laissons Virginie Despentes formuler ceci autrement :
Il faut dire que la prostitution est un sujet qui divise (tout autant que le voile), selon qu'on y voit une attente à la dignité (resp. marque de soumission) ou qu'on se refuse de dicter aux femmes leur conduite.
Faire ce qui ne se fait pas : demander de l'argent pour ce qui doit rester gratuit. La décision n'appartient pas à la femme adulte, le collectif impose ses lois. Les prostituées forment l'unique prolétariat dont la condition émeut autant la bourgeoisie. Au point que souvent des femmes qui n'ont jamais manqué de rien sont convaincues de cette évidence : ça ne doit pas être légalisé. Les types de travaux que les femmes non nanties exercent, les salaires misérables pour lesquels elles vendent leur temps n'intéressent personne. C'est leur lot de femmes nées pauvres, on s'y habitue sans problème. Dormir dehors à quarante ans n'est interdit par aucune législation. La clochardisation est une dégradation tolérable. Le travail en est une autre. Alors que, vendre du sexe, ça concerne tout le monde et les femmes « respectables » ont leur mot à dire. Depuis dix ans, ça m'est souvent arrivé d'être dans un beau salon, en compagnie de dames qui ont toujours été entretenues via le contrat marital, souvent des femmes divorcées qui avaient obtenu des pensions dignes de ce nom, et qui sans l'ombre d'un doute m'expliquent, à moi, que la prostitution est en soi une chose mauvaise pour les femmes. Elles savent intuitivement, que ce travail-là est plus dégradant qu'un autre. Intrinsèquement. Non pas : pratiqué dans des circonstances bien particulières, mais : en soi. L'affirmation est catégorique, rarement assortie de nuances, telles que « si les filles ne sont pas consentantes », ou « quand elles ne touchent pas un centime sur ce qu'elles font », ou « quand elles sont obligées d'aller travailler dehors aux périphéries des villes ». Qu'elles soient putes de luxe, occasionnelles, au trottoir, vieilles, jeunes, douées, dominatrices, tox ou mères de famille ne fait a priori aucune différence. Echanger un service sexuel contre de l'argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. Preuve en est : si elles avaient le choix, les prostituées ne le feraient pas. Tu parles d'une rhétorique... comme si l'épileuse de chez Yves Rocher étalait de la cire ou perçait des points noirs par pure vocation esthétique.
[...]
Dans les médias français, articles documentaires et reportages radio, la prostitution sur laquelle on focalise est toujours la plus sordide, la prostitution de rue qui exploite des filles sans papiers. Pour son côté spectaculaire évident : un peu d'injustice médiévale dans nos périphéries, ça fait toujours de belles images. Et on aime colporter des histoires de femmes abusées, qui signalent à toutes les autres qu'elles l'ont échappé belle. Et aussi parce que celles et ceux qui travaillent dehors ne peuvent mentir sur leur activité, comme le font celles et ceux qui pratiquent via internet. On va chercher le plus sordide, on le trouve sans trop de difficulté, puisque justement c'est la prostitution qui n'a pas les moyens de se soustraire aux regards de tous. Filles privées de papiers, de consentement, travaillant à l'abattage, dressées par les viols, crackées, portraits de filles perdues. Plus c'est glauque, plus l'homme se sent fort, en comparaison. Plus c'est sordide, plus le peuple français se juge émancipé. Puis, partant des images inacceptables d'une prostitution pratiquée dans des conditions dégueulasses, on tire les conclusions sur le sexe tarifé dans son ensemble.
Virginie Despentes, King Kong Théorie (2006)