vendredi 3 juillet 2020

Espèce-de-bobo-fais-nous-pas-chier

Confronté au deuil de son père, Anne Pauly tire de cette expérience un roman tragi-comique, au cours duquel la narratrice, pour reprendre les termes de Kundera, "se dédouble volontiers pour donner naissance à une personne qui vit et une personne qui observe".
En résultent de savoureux passage tel que celui-ci.
Team "vaisselle".

J’ai toujours envié les gens, et j’en connais, capables de se lever et de partir sans un mot quand la conversation leur déplaît ou qu’ils sont pris au piège d’une situation qu'ils dénoncent. Moi je n'y suis jamais vraiment arrivée. Même pas à l'occasion de ces repas de fin d’année où on sert des blagues limites pour accompagner la bûche et renforcer le sentiment de cohésion générale. Il y a plusieurs options dans ces moments-là : avaler son gâteau en silence ; protester et s’exposer à des regards réprobateurs de type « espèce-de-bobo-fais-nous-pas-chier » ; se tenir devant l’évier à récurer rageusement un plat à gratin à la paille de fer sous une eau trop chaude en regrettant de s’être auto-reléguée à la cuisine, cet endroit charmant où se tiennent d’ordinaire les femmes, ou encore partir par le prochain train qui est dans deux heures à la gare de Vernon et se retrouver seule et fâchée, un soir de Noël, avec une grosse valise sur un quai désert battu par la pluie. Jusque-là, pour ne pas faire d'esclandre, j'avais toujours choisi l'évier. Mais je commençais à me dire qu'à la prochaine occurrence, je m'autoriserais le départ. Pour cette fois encore, il fallait faire profil bas.

Anne Pauly, Avant que j'oublie (2019)

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