vendredi 20 mars 2020

Ce fichu mal des rayons

L'un des scènes les plus impressionnantes de la série Chernobyl est celle du déblaiement manuel des résidus de graphite sur le toit de la centrale. Le témoignage de ce "liquidateur", dans l'ouvrage "La Supplication" éclaire cette séquence.

Deux militaires se sont présentés à l'usine où je travaillais. J'ai été convoqué : "Sais-tu faire la différence entre l’essence et le gasoil ?" J’ai demandé aussitôt :

— Où voulez-vous m’envoyer ?
— Où ça ? Mais à Tchernobyl ! Tu partiras comme volontaire.

Ma profession militaire est spécialiste du combustible nucléaire. C'est une spécialité secrète. On m’a embarqué directement de l’usine, avec la chemisette que je portais. On ne m’a même pas autorisé à faire un saut à la maison. J’ai dit :

— Je dois prévenir ma femme.
— Nous nous en chargerons.

Dans le bus, nous étions une quinzaine, tous des officiers de réserve. Les gars m’ont plu : s’il faut y aller, on y va ; s’il faut travailler, on travaille ; si on nous envoie à la centrale, nous grimperons sur le toit du réacteur.

Près des villages évacués, il y avait des miradors avec des soldats en armes. Des barrières. Des panneaux : “Accotements contaminés. Arrêt strictement interdit.” Des arbres gris arrosés du liquide de désactivation. Tout cela m’a mis la cervelle sens dessus dessous. Les premiers jours, nous avions peur de nous asseoir par terre, sur l’herbe. Nous ne marchions pas, mais courions. Nous mettions nos masques dès qu’une voiture passait en soulevant la poussière. Et nous restions dans les tentes après le travail. Ha ! Ha ! Deux mois plus tard, nous nous comportions normalement. C’était désormais notre vie. Nous cueillions des prunes, pêchions du poisson. Il y a là-bas des brochets énormes. Et des brèmes. Nous faisions sécher les brèmes pour les manger avec de la bière. Nous jouions au foot. Nous nous baignions ! (Il rit encore.) Nous avions foi en notre bonne étoile. Dans notre for intérieur, nous sommes tous des fatalistes et non des pharmaciens. Nous ne sommes pas rationalistes. C’est la mentalité slave... Je croyais en mon étoile... Ha ! Ha ! Me voici invalide au deuxième degré... Je suis tombé malade tout de suite après mon retour. Ce fichu mal des rayons. Avant cela, je n’avais même pas de dossier au centre médical. Mais je m’en fous ! Je ne suis pas le seul... La mentalité... [...] 

Moi, je brûlais d’envie de monter sur le toit du réacteur. “Ne sois pas si pressé, m’a-t-on dit. Le dernier mois avant la démobilisation, on expédiera tout le monde sur le toit.” Notre période de service était de six mois. Le cinquième mois, notre lieu de cantonnement fut changé. Nous nous trouvions désormais tout près du réacteur. Cela a engendré pas mal de blagues, mais aussi des conversations sérieuses : nous prévoyions le passage sur le toit. Combien de temps nous resterait-il après cela ? Cela s’est passé sans bruit, sans panique.

— Les volontaires, un pas en avant.

Toute la compagnie a fait ce fameux pas en avant. Un moniteur de télévision est installé près du commandant. Il l’allume. Sur l’écran apparaît le toit du réacteur parsemé de morceaux de graphite, le bitume fondu.

— Vous voyez, les gars, il y a des décombres sur le toit. Il faut nettoyer la surface. Et ici, dans ce carré, vous allez faire un trou.

Quarante à cinquante secondes aller-retour. L’un de nous charge le bard, les autres en balancent le contenu dans le réacteur. Nous avions l’ordre de ne pas regarder en bas, mais nous l’avons fait tout de même. Les journaux écrivaient : “Au-dessus du réacteur, l’air est pur.” Nous avons ri, nous avons juré. L’air est peut-être pur, mais les doses énormes ! Nous avions des dosimètres. L’un était étalonné jusqu’à cinq röntgens : l’aiguille venait aussitôt buter au maximum. Un autre, qui ressemblait à un stylo, pouvait mesurer jusqu’à deux cents röntgens. Il ne suffisait pas, non plus. On nous a dit que nous pourrions avoir de nouveau des enfants au bout de cinq ans... À condition de ne pas mourir avant ! (Il rit.) On nous donnait des diplômes d’honneur. J’en ai deux. Avec Marx, Engels, Lénine et des drapeaux rouges... Un gars a disparu. Nous pensions qu’il s’était enfui. On l’a retrouvé dans les buissons, deux jours plus tard. Il s’était pendu. Le zampolit nous a réunis pour nous parler. Il a prétendu que le type avait reçu une lettre de sa famille : sa femme le trompait. C’était peut-être vrai. Qui sait ? Nous devions être démobilisés une semaine plus tard... Notre cuistot avait tellement la trouille qu’il vivait non pas dans sa tente, mais dans l’entrepôt : il s’était creusé une niche sous les caisses de beurre et de conserves de viande. Il y avait installé son matelas et son oreiller. Soudain arrive l’ordre de former une nouvelle équipe et de l’envoyer sur le toit. Mais nous y étions tous passés. Il fallait donc trouver des gens. Et on l'a pris. Il n’y est monté qu’une seule fois... Maintenant, il est invalide au deuxième degré. Il m'appelle souvent. Nous ne perdons pas le contact. Nous maintenons des liens les uns avec les autres. Notre mémoire vivra tant que nous vivrons.

Avant de monter sur le réacteur, le commandant nous a réunis pour le briefing. Quelques gars se sont rebellés : “Nous y sommes déjà montés. On doit nous renvoyer à la maison.” Certains se trouvaient dans le même cas que moi : mon affaire, c’était le combustible, l’essence. Et l’on m’envoyait malgré tout sur le toit. Moi, je n’ai rien dit. Je voulais y aller. Mais d’autres ont refusé. Le commandant a réglé toute l’affaire :

— Les volontaires iront sur le toit et les autres chez le procureur.

[...] Les gars étaient bien. Deux sont tombés malades, alors il s’en est trouvé un pour dire : “J’y vais !” Il y était déjà allé, ce jour-là. On l’a vraiment respecté. La prime était de cinq cents roubles. Un autre était chargé de percer un trou, sur le toit, pour insérer le tuyau qui devait permettre de faire descendre les décombres. On lui a fait signe qu’il était temps de partir, mais il a continué. Il a continué à percer, à genoux. Il ne s’est relevé que lorsqu'il a eu fini. Il a touché une prime de mille roubles. On pouvait s’acheter deux motos avec cela. Aujourd'hui, il est invalide au premier degré... Mais pour la peur, on payait tout de suite...

Lorsqu'on nous a démobilisés, nous sommes montés dans les camions et l’on a traversé toute la zone en klaxonnant. Aujourd'hui, lorsque je me remémore ces journées, je me dis que j’ai éprouvé un sentiment... fantastique. Je ne réussis pas à l’exprimer. Les mots « grandiose » ou « fantastique » ne parviennent pas à tout retranscrire. Je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment, même pendant l’amour... »

Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)

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