vendredi 29 novembre 2019

Quel vilain gâchis

Que reste-t-il à la lecture d'un (bon) roman ? L'histoire en elle-même, bien sûr, l'écriture, l'ambiance, un personnage... ou les confrontations entre deux personnages (bonus s'il s'agit d'esprits brillants). (l'exemple le plus évident qui me revient est Crîme et Châtiment, avec les passages Porphyre vs Raskolnikov). Dans le Zéro et l'Infini, roman qui a d'ailleurs une filiation évidente avec celui de Dostoïevski, je retiendrai donc l'échange intense entre Roubachof et Ivanof sur le projet de civilisation porté par le Communisme.

Au coeur de cette discussion et de ce roman, la négation de l'individu au profit de la masse. Lorsque j'évoquerai de nouveau Tchernobyl sur ce blog, on verra à quel point il était ancré dans la culture russe de ne pas se penser comme individu, mais comme partie du peuple.

L'extrait suivant est un poil long, mais il vaut la peine d'être lu. Egalement pour ceux qui souhaiteraient comprendre comment l'idéal communiste a abouti à des dérives.


« Je n’approuve pas le mélange des idéologies, poursuivit Ivanof. Il n'y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L’une d’elles est chrétienne et humanitaire, elle déclare l’individu sacré, et affirme que les règles de l’arithmétique ne doivent pas s’appliquer aux unités humaines – qui, dans notre équation, représentent soit zéro, soit l’infini. L’autre conception part du principe fondamental qu’une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l’individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté – laquelle peut disposer de lui soit comme d’un cobaye qui sert à une expérience, soit comme de l’agneau que l’on offre en sacrifice. La première conception pourrait se dénommer morale antivivisectionniste ; la seconde, morale vivisectionniste. Les fumistes et les dilettantes ont toujours essayé de mélanger les deux conceptions ; en pratique cela est impossible. Quiconque porte le fardeau du pouvoir et de la responsabilité s’aperçoit du premier coup qu’il lui faut choisir ; et il est fatalement conduit à choisir la seconde conception. Connais-tu, depuis l’établissement du Christianisme comme religion d’État, un seul exemple d’État qui ait réellement suivi une politique chrétienne ? Tu ne peux pas m’en désigner un seul. Aux moments difficiles – et la politique est une suite ininterrompue de moments difficiles – les gouvernants ont toujours pu invoquer des « circonstances exceptionnelles », qui exigeaient des mesures exceptionnelles. Depuis qu’il existe des nations et des classes, elles vivent l’une contre l’autre dans un état permanent de légitime défense qui les force à remettre à d’autres temps l’application pratique de l’humanitarisme…»

Roubachof regarda par la fenêtre. La neige fondue avait gelé et étincelait, formant une surface irrégulière de cristaux d’un blanc jaunâtre. Sur le mur la sentinelle faisait les cent pas, l’arme à l’épaule. Le ciel était limpide mais sans lune ; au-dessus de la tourelle brillait la Voie lactée.

Roubachof haussa les épaules.
« Admettons, dit-il, que soient incompatibles l’humanitarisme et la politique, le respect de l’individu et le progrès social. Admettons que Gandhi soit une catastrophe pour l’Inde ; que la chasteté dans le choix des moyens conduise à l’impuissance politique. Dans la négative, nous sommes d’accord. Mais regarde où nous a conduits l’autre méthode…

— Où donc ? » demanda Ivanof. Roubachof frotta son pince-nez sur sa manche, et regarda Ivanof d’un air myope.

« Quel gâchis, dit-il, quel vilain gâchis nous avons fait de notre âge d’or ! »

Ivanof sourit.
« Cela se peut, dit-il d’un air satisfait. Mais pense aux Gracques, et à Saint-Just, et à la Commune de Paris. Jusqu’à maintenant, toutes les révolutions ont été faites par des dilettantes moralisateurs. Ils ont toujours été de bonne foi et ils ont péri de leur dilettantisme. Nous sommes les premiers à être logiques avec nous-mêmes…

— Oui, dit Roubachof, si logiques, que dans l’intérêt d’une juste répartition de la terre nous avons de propos délibéré laissé mourir en une seule année environ cinq millions de paysans avec leurs familles. Nous avons poussé si loin la logique dans la libération des êtres humains des entraves de l’exploitation industrielle, que nous avons envoyé environ dix millions de personnes aux travaux forcés dans les régions arctiques et dans les forêts orientales, dans des conditions analogues à celles des galériens de l’Antiquité. Nous avons poussé si loin la logique, que pour régler une divergence d’opinions nous ne connaissons qu’un seul argument : la mort, qu’il s’agisse de sous-marins, d’engrais, ou de la politique du Parti en Indochine. Nos ingénieurs travaillent avec l’idée constamment présente à l’esprit que toute erreur de calcul peut les conduire en prison ou à l’échafaud ; les hauts fonctionnaires de l’administration ruinent et tuent leurs subordonnés, parce qu’ils savent qu’ils seront rendus responsables de la moindre inadvertance et seront eux-mêmes tués ; nos poètes règlent leurs discussions sur des questions de style en se dénonçant mutuellement à la Police secrète, parce que les expressionnistes considèrent que le style naturaliste est contre-révolutionnaire, et vice versa. Agissant logiquement dans l’intérêt des générations à venir, nous avons imposé de si terribles privations à la présente génération que la durée moyenne de son existence est raccourcie du quart. Afin de défendre l’existence du pays, nous devons prendre des mesures exceptionnelles et faire des lois de transition, en tout point contraires aux buts de la Révolution. Le niveau de vie du peuple est inférieur à ce qu’il était avant la Révolution ; les conditions de travail sont plus dures, la discipline est plus inhumaine, la corvée du travail aux pièces pire que dans des colonies où l’on emploie des coolies indigènes ; nous avons ramené à douze ans la limite d’âge pour la peine capitale ; nos lois sexuelles sont plus étroites d’esprit que celles de l’Angleterre, notre culte du Chef plus byzantin que dans les dictatures réactionnaires. Notre presse et nos écoles cultivent le chauvinisme, le militarisme, le dogmatisme, le conformisme et l’ignorance. Le pouvoir arbitraire du gouvernement est illimité, et reste sans exemple dans l’histoire ; les libertés de la presse, d’opinion et de mouvement ont totalement disparu, comme si la Déclaration des Droits de l’Homme n’avait jamais existé. Nous avons édifié le plus gigantesque appareil policier, dans lequel les mouchards sont devenus une institution nationale, et nous l’avons doté du système le plus raffiné et le plus scientifique de tortures mentales et physiques. Nous menons à coups de fouet les masses gémissantes vers un bonheur futur et théorique que nous sommes les seuls à entrevoir. Car l’énergie de cette génération est épuisée ; elle s’est dissipée dans la Révolution ; car cette génération est saignée à blanc et il n’en reste rien qu’un apathique lambeau de chair sacrificatoire qui geint dans sa torpeur. Voilà les conséquences de notre logique. Tu as appelé cela la morale vivisectionniste. Il me semble à moi que les expérimentateurs ont écorché la victime et l’ont laissée debout, ses tissus, ses muscles et ses nerfs mis à nu…

— Eh bien, et après ? dit Ivanof de son air satisfait. Tu ne trouves pas cela merveilleux ? Est-ce qu’il est jamais arrivé quelque chose de plus merveilleux dans toute l’histoire ? Nous arrachons sa vieille peau à l’humanité pour lui en donner une neuve. Ce n’est pas là une occupation pour des gens qui ont les nerfs malades ; mais il fut un temps où cela te remplissait d’enthousiasme. Qu’est-ce qui t’a donc changé pour que tu sois maintenant aussi délicat qu’une vieille fille ? »

Roubachof voulut répondre : « Depuis lors j'ai entendu Bogrof m’appeler. » Mais il savait que cette réponse n’avait pas de sens. Il dit :

« Continuons ta métaphore : je vois bien le corps de cette génération écorché vif, mais je ne vois pas trace de peau neuve. Nous avons tous cru que l’on pouvait traiter l’histoire comme on fait des expériences en physique. La différence est qu’en physique on peut répéter mille fois l’expérience, mais qu’en histoire on ne la fait qu’une fois. Danton et Saint-Just ne s’envoient à l’échafaud qu’une seule fois ; et s’il se trouvait que les grands sous-marins étaient après tout ce qu’il nous fallait, le camarade Bogrof ne reviendra pas à la vie.

— Et que déduis-tu de là ? demanda Ivanof. Faut-il nous tourner les pouces parce que les conséquences d’une action ne sont jamais tout à fait prévisibles, et que par suite toute action est mauvaise ? Nous donnons notre tête en gage pour répondre de chacune de nos actions, on ne peut pas nous en demander davantage. Dans le camp adverse ils n’ont pas de tels scrupules. N’importe quel imbécile de général peut expérimenter avec des milliers de corps vivants ; et s’il commet une erreur, il sera tout au plus mis à la retraite. Les forces de réaction et de contre-révolution n’ont ni scrupules ni problèmes de morale. Imagine-toi un Sylla, un Galliffet, un Koltschak lisant Crime et Châtiment. Des oiseaux rares comme toi ne se trouvent que sur les arbres de la Révolution. Pour les autres, c’est plus facile…»

Il regarda sa montre. La fenêtre de la cellule était d’un gris sale ; le morceau de journal collé sur le carreau cassé se gonflait en bruissant dans le vent du matin. En face, sur la courtine, la sentinelle faisait toujours les cent pas.

« Pour un homme qui a ton passé, reprit Ivanof, ce soudain revirement contre l’expérimentation est plutôt naïf. Chaque année plusieurs millions d’humains sont tués sans aucune utilité par des épidémies et autres catastrophes naturelles. Et nous reculerions devant le sacrifice de quelques centaines de mille pour l’expérience la plus prometteuse de l’histoire ? Pour ne rien dire des légions de ceux qui meurent de sous-alimentation et de tuberculose dans les mines de houille et de mercure, les plantations de riz et de coton. Personne n’y songe ; personne ne demande pourquoi ; mais si, nous autres, nous fusillons quelques milliers de personnes objectivement nuisibles, les humanitaires du monde entier en ont l’écume à la bouche. Oui, nous avons liquidé la section parasitique de la paysannerie et nous l’avons laissée mourir de faim. C’était une opération chirurgicale que le faire une fois pour toutes ; dans le bon vieux temps d’avant la Révolution, il en mourait tout autant pendant une année de sécheresse – mais ils mouraient sans rime ni raison. Les victimes des inondations du fleuve Jaune en Chine se dénombrent parfois par centaines de mille. La nature est généreuse dans les expériences sans objet auxquelles elle se livre sur l’homme. Pourquoi l’humanité n’aurait-elle pas le droit d’expérimenter sur elle-même ? »

Arthur Koestler, le Zéro et l'Infini (1945)

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