Intéressante tribune dans Libération ce week-end, qui établit un lien entre cette transition numérique inéluctable que nous vivons tous et la nécessaire transition écologique, aujourd'hui au point mort.
Peut-on raisonnablement affirmer que la transition numérique se fait au détriment de la transition écologique? De nombreux éléments l'indiquent : les volumes astronomiques d'énergie (à 80 % fossiles aujourd'hui) requise par les centres de traitement et de stockage des données, les quantités gargantuesques de déchets produites par la métamorphose de notre société de consommation en société de livraison, les dommages écologiques colossaux liés, en amont, à l’extraction des composantes des appareils numériques et, en aval, à leur recyclage minimal, quand il existe.
Mais ne serait-il pas facile de mettre la transition numérique au service de la transition écologique ? C'est le contraire qui est de plus en plus apparent : la transition numérique entrave matériellement, symboliquement et psychologiquement la transition écologique. Parce qu’elle donne l’illusion confortable d’une dématérialisation de l’économie à l’heure où il nous faut mesurer et réduire son empreinte destructrice de notre bien-être. Parce qu’elle accélère sans fin le temps pour le rentabiliser et raccourcit nos horizons collectifs au moment précis où il nous faut retrouver le sens du temps long. Parce qu’elle nous enferme dans des sociétés d’intermittence et de diversion, de haute fréquence mais de basse intensité, alors que les défis sociaux et écologiques du début du XXIe siècle exigent une énergie sociale maximale et continue. [...]
Mais que faire, étant entendu que rien n’arrêtera plus la «révolution» numérique ? Tout. Et d'abord comprendre qu'il n’y a aucune autre urgence à la transition numérique que la transition numérique elle-même. L'urgence c'est de sauvegarder nos écosystèmes, pas nos données. L’urgence, c’est d’actualiser nos connaissances scientifiques, pas nos profils. Fondamentalement, il faut décélérer la transition numérique afin d’accélérer la transition écologique. L'imaginaire clé à l’œuvre ici est que la transition numérique simplifie la vie et fluidifie les échanges humains, tandis que la transition écologique diminue le bien-être et punit les individus. Ces deux idées devraient presque être inversées pour refléter la réalité.
La transition numérique complique et ralentit beaucoup plus qu’elle ne simplifie et fluidifie. Elle complique d'abord les rapports humains dans l'espace et, de ce fait, ralentit la coopération. Ainsi, elle rive nos regards vers le bas au lieu de les projeter vers l’avant ou vers le ciel. Les passants ne se regardant plus, ils ne se considèrent plus les uns les autres et n’ont presque plus conscience de leur environnement. La circulation sur les trottoirs s'en trouve compliquée, tout comme dans les transports publics et sur les routes (le nombre d’accidents liés à l’usage des appareils numériques ne cesse de croître). La transition numérique complique et ralentit également la coopération dans le temps : l'interruption permanente de l'attention et la diversion constante rendent impossible la continuité requise par la coopération. L'intermittence technologique est l'ennemie de la continuité sociale et donc de la transition écologique.
On peut donc plaider tout à fait sérieusement pour un «luddisme écologique» : un mouvement conscient de ralentissement de la transition numérique [...]
Suite de la tribune, à lire dans Liberation
Et si nous nous trompions de transition ?
Eloi Laurent (Economiste, enseignant à Sciences Po et à l'Université de Stanford)