mercredi 28 février 2018

L’approche de la quarantaine

Vers ce temps, Lazare se lassa des affaires. Sa paresse revenait, il traînait des journées oisives, en donnant pour excuse son mépris des manieurs d’argent. La vérité était que cette préoccupation constante de la mort lui enlevait chaque jour davantage le goût et la force de vivre. Il retombait dans son ancien « à quoi bon ? » Puisque le saut final était là, demain, aujourd'hui, dans une heure peut-être, à quoi bon se remuer, se passionner, tenir à cette chose plutôt qu’à cette autre ? Tout avortait. Son existence n’était qu'une mort lente, quotidienne, dont il écoutait comme autrefois le mouvement d’horloge, qui lui semblait aller en se ralentissant. Le cœur ne battait plus si vite, les autres organes devenaient également paresseux, bientôt tout s’arrêterait sans doute ; et il suivait avec des frissons cette diminution de la vie, que l'âge fatalement amenait. C'étaient des pertes de lui-même, la destruction continue de son corps : ses cheveux tombaient, il lui manquait plusieurs dents, il sentait ses muscles se vider, comme s'ils retournaient à la terre. L'approche de la quarantaine l'entretenait dans une mélancolie noire, maintenant la vieillesse serait vite là, qui achèverait de l’emporter. Déjà, il se croyait malade de partout, quelque chose allait casser certainement, ses journées se passaient dans l'attente fiévreuse d’une catastrophe. [...] il entendait toujours en lui grincer les rouages de la machine près de se détraquer, il glissait sans arrêt possible sur cette pente des années, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir le mouillait d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur.

Emile Zola, La joie de vivre (1884)

lundi 26 février 2018

Détenues

Encouragée par Robert Badinter, la photographe Bettina Rheims a réalisé en 2014 une série de portraits de femmes incarcérées, intitulée « Détenues ». Ces portraits sont aujourd'hui exposés au château de Vincennes.

Lu, novembre 2014, Rennes © Bettina Rheims

La photographe explique :
" C'est compliqué de poser, mais là, c'est encore plus difficile. Lorsque ces femmes s’asseyent sur le tabouret, ce n’est que de la douleur, il faut essayer en quelques minutes de faire sortir d’autres émotions que cette douleur, essayer d’aller chercher au fond de soi quelque chose d'un peu apaisant" .

Ramy, octobre 2014, Poitiers © Bettina Rheims

Détenues, Bettina Rheims
(Jusqu'au 30 avril 2018 au Château de Vincennes)

dimanche 25 février 2018

The thing to understand about the music industry

A couple of words of advice for all you hopefuls out there in unsigned bands : Fuck off.

Seriously, your parents are right. You may as well spend your guitar-string money on lottery tickets. Your chances will be much the same. You see, there's one thing you have to understand about the music industry. We have no obligation to make art. We have no obligation to make political statements. We have no obligation to make good records. We have an obligation to make money. [...]

Now, in order to make money, we may sometimes have to make art. We may sometimes have
to make political statements. Sometimes we may even have to make good records.

Kill Your Friends, Owen Harris (2015)
(d'après le roman du même nom de John Niven)
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"Kill your friends", une comédie grinçante tout ce qu'il y a de plus britannique, d'autant qu'elle a le bon goût de se dérouler dans le milieu de la musique, à Londres, en 1997, c'est-à-dire en plein âge d'or de la Brit Pop (avec la bande-son qui va bien).


mercredi 21 février 2018

Le jeu du stylo

Autre roman de Pascal Garnier - Le Grand Loin - dans lequel on suit Marc, sa fille et... son chat.

Dix fois il avait ramassé le stylo et dix fois, Boudu, d'un coup de patte, l'avait fait tomber du bureau. Tous deux se considéraient en silence, pareils à des joueurs d'échecs, le chat en boule dans le cône de lumière de la lampe, Marc auréolé de la fumée de son cigare. Boudu (car c'est ainsi que Chloé avait baptisé le chat) n'était pas d'un tempérament très joueur. Il dormait, il bouffait, il chiait. Et parfois, comme c'était le cas, il grimpait sur le bureau, se pelotonnait sous la lampe et fixait Marc, ses yeux dorés ne reflétant qu'un vide abyssal. Un jour, accidentellement, Boudu avait fait tomber le stylo et Marc l'avait ramassé. Boudu venait d'inventer le jeu du stylo. Cette illumination, due à une connexion fortuite de ses neurones habituellement en sommeil, le surprenait encore. Aussi, quand l'occasion se présentait, il ne manquait pas d'en faire profiter Marc. Il faut dire que ce dernier était un partenaire infatigable. Même si chaque fois que Marc se courbait pour récupérer le Bic, une douleur sournoise lui pinçait les reins, jamais il ne se plaignait, jamais il ne manifestait le moindre agacement. C'était dans sa nature. Quand sa fille, Anne, était petite et qu'il la faisait manger, il avait pratiqué ce même sport, la petite cuillère remplaçant le stylo. Elle aussi le fixait d'un regard insondable, se demandant jusqu'où elle pouvait aller, jusqu'où il pouvait tenir. Il tenait toujours, d'autant qu'à cette époque il n'avait pas encore mal aux reins. Pendant des années elle avait essaye de le faire craquer, elle lui avait tout fait, sans jamais parvenir à ébranler l'impassibilité monolithique de ce père aussi lisse et vertical qu'une glace d'armoire. Vers vingt-cinq ans, elle avait déclaré forfait.

Pascal Garnier, Le Grand Loin (2009)
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J'aime dans la première moitié de cet extrait la manière dont l'auteur adopte progressivement le point du vue du matou, pour décrire son personnage principal. Le sujet (*) de la première phrase est Marc, un peu plus loin, ce sera Boudu, humanisé sans qu'on s'en soit rendu compte.


(*) au sens "philosophique"

mercredi 14 février 2018

Why does this hurt?

La première fois que j'ai entendu l'expression Mall Walkers, c'était dans Better Call Saul. La deuxième, c'était dans cette excellente chanson de Fred Thomas (figurant d'ailleurs dans mon palmarès 2017).

Un morceau qui avait tout ce qu'il fallait pour devenir un tube générationnel (sauf peut-être son style musical daté pour les jeunes oreilles )


Is this the same song?
Does something feel slower?
Is something wrong?
Is there anything wrong?

Does something feel slower?
Or is this just the same daydreamed death
where you see yourself lowered
Into the cold, greedy ground as your parents
and plagiarists lose their shit
Sobbing over your casket?
And you broadcast it every couple of hours
When you’re not busy with customers
Selling cell phone cases and cords at that kiosk in the middle of the mall

Air-conditioned days in this insufferable summer
And at night you watch your friends dance around
Feeling weird about fucking each other
And you wonder “Do I even need to be here?”
and “Why does this hurt?”

You find a more consistent community
with those early morning mallwalkers
Than these horrid hushed hall talkers; judge-gabled gawkers
Some will call you their crush, but they’re all stalkers
And soon enough you’ll find yourself thrust up against those fall lockers
Dreaming of a simple suspended eternity
Where you’re stoned in your basement, playing games
Hanging out with your dogs

Could it ever be possible to just pause on that feeling?
And why does it seem like now every boy cuts you off when you start speaking?
And why do things feel negated before they’re experienced?
Why does it hurt?

When they tell you you talk like a teenager, you sound so stupid
Say nothing
Because those high school scars, and the parallel bars
All the lonely lights on these frozen cars
Every broken-wrist handstand in some best friend’s yard
And every ugly part of everything that people keep on telling you you are
They aren’t yours, they’re just wrong

Fred Thomas - Mallwalkers
Changer (Polyvinyl, 2017)

*
*       *

"You find a more consistent community with those early morning mallwalkers
Than these horrid hushed hall talkers; judge-gabled gawkers"

Better Call Saul, Fall (S03E09)
(Vince Gilligan, Peter Gould : 2017)

dimanche 11 février 2018

A Ghost Story

"A Ghost Story" ne se réduit bien évidemment pas au monologue interprété par Will Oldham publié plus tôt (et au final plutôt annexe). C'est avant tout un film touchant, inventif et... beau. Certains, par paresse, se contenteront d'y voir une esthétique instagram...
Il n'empêche, le cadre, le format 4/3, le fantôme et son drapé occasionnent un nombre impressionnant de plans réussis.

A ghost story, David Lowery (2017)

samedi 10 février 2018

Wake the Dead

La vie, c'est beau comme recevoir un e-mail inopiné du label Ici d'Ailleurs annonçant la sortie numérique ce jour d'un album de Third Eye Foundation


The Third Eye Foundation, Wake the Dead
(Ici d'ailleurs, 2018)
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jeudi 8 février 2018

Les autres

Autre personnage loufoque de "Lune captive dans un œil mort", Maxime, "white male" (comme on dirait aujourd'hui), puant, misogyne, homophobe, raciste... Alors, forcément, quand il se sent menacé par la proximité d'un campement de gens du voyage, ça donne des dialogues savoureux. 

Marlène était parvenue à improviser un petit en-cas constitué de biscottes, de sardines à l'huile et de tomates.
— À la guerre comme à la guerre!... Tu sais ce qu'ils mangent, les gitans ?
— Non?
— Du hérisson ! Parfaitement, du hérisson.
— C'est normal. On en voit beaucoup écrasés au bord des routes... Gitans, route, hérisson... C'est logique.
— C'est idiot ce que tu dis... On trouve aussi des enjoliveurs au bord des routes, ils ne bouffent pas des enjoliveurs...
— Non. ils les volent. On dit qu'ils peuvent démonter une voiture le temps qu'on aille acheter son pain.
— Parle pas de pain! Ces fumiers-là nous obligent à manger des biscottes. C'est pratique, pour saucer!...

*
*      *
... un peu plus tard...

— On voit bien que vous ne les connaissez, pas! Ce sont les rois de la dissimulation, du camouflage! On ne les voit pas, on se croit tranquille et paf! On se retrouve avec un couteau planté dans le dos!
— Vous exagérez, Maxime!
— Pas du tout, Odette! J'ai fait la guerre, moi, je sais ce que c'est qu'une embuscade...
— Vous avez fait la guerre aux gitans ?
— Mais non! Mais ils sont tous pareils...
— Qui ça, «ils » ?
— Les autres ! Tout ceux qui veulent notre peau, nos biens!... Et puis merde! Si vous préférez fermer les yeux et attendre qu'on vienne vous égorger dans votre lit, ça vous regarde!

Pascal Garnier, Lune captive dans un œil mort (2009) 

mercredi 7 février 2018

lundi 5 février 2018

A moving world

In the event that this fantastic voyage
Should turn to erosion
and we never get old
Remember it's true, dignity is valuable
But our lives are valuable too

We're learning to live with somebody's depression
And I don't want to live with somebody's depression
We'll get by, I suppose
It's a very modern world,
but nobody's perfect

It's a moving world,
but that's no reason
To shoot some of those missiles
Think of us as fatherless scum
It won't be forgotten
'Cause we'll never say anything nice again, will we?

And the wrong words make you listen
In this criminal world
Remember it's true, loyalty is valuable
But our lives are valuable too

We're learning to live with somebody's depression
And I don't want to live with somebody's depression
We'll get by I suppose
But any sudden movement I've got to write it down
They wipe out an entire race and I've got to write it down
But I'm still getting educated but I've got to write it down
And it won't be forgotten
'Cause I'll never say anything nice again, how can I?


David Bowie - Fantastic Voyage
Lodger (RCA, 1979)
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Et puisque David Bowie, c'aura vraiment été la classe internationale en toute circonstance, voici une photo de lui prise au Japon


vendredi 2 février 2018

We do what we can to endure


Tell me what happens if Beethoven's writing his Ninth Symphony, and suddenly he wakes up one day and realizes that God doesn't exist. [...] So Beethoven says : "Shoot, God doesn't exist, so I guess I'm writing this for other people. [...] This is something that they'll remember me for."

And they did. And we do. And sure enough, we do what we can to endure.

We build our legacy piece by piece, and maybe the whole world will remember you, or maybe just a couple of people, but you do what you can to make sure you're still around after you're gone. And so we're still reading this book, we're still singing the song, and kids remember their parents and their grandparents and everyone's got their family tree, and Beethoven's got his symphony, And we've got it too. And everyone will keep listening to it for the foreseeable future. But... that's where things start breaking down, because your kids... Your kids are gonna die. And their kids will die, and so on, and so on.

And then there's gonna be one big-one big tectonic shift. Yosemite will blow and the western plates will shift, and the oceans will rise, the mountains will fall, and 90 percent of humanity will be gone. One fell swoop. This is just science.

Whoever's left will... go to higher ground and social order will fall away, and we will revert to scavengers and hunters and gatherers, but maybe there's someone... someone who one day hums a melody they used to know. And it gives everyone a little bit of hope.

Mankind's on the verge of being wiped out, but it keeps going a little bit longer because someone hears someone else hum a melody in a cave and the physics of it in their ear make them feel something other than fear or hunger or hate, and mankind carries on and civilization gets back on track. [...]

A ghost storyDavid Lowery (2017)
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Ce passage bavard (ici tronqué) constitue paradoxalement une pause dans ce film plutôt silencieux et lent... Je le reproduis ici d'avantage pour louer le film d'une part, et l'apparition de ce visage connu d'autre part (Will Oldham, Bonnie "prince" Billy, Palace Brothers, etc...), que pour son contenu intrinsèque.