mardi 1 février 2011

La tentation mesquine de la bureaucratie individuelle

Penser/Classer est un recueil de textes (légers) de Georges Perec publiés dans diverses revues, entre 1976 et 1982. Ou comment création et organisation peuvent cohabiter dans un esprit.

L'un d'eux s'intitule
"Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres".
Bien sûr, ce qui suit peut sans difficulté s'étendre à votre discothèque.

Dans une brève introduction, Perec discute du nombre d'ouvrages pouvant constituer une bibliothèque, "sinon idéale, du moins suffisante" (nombre évalué à 361). De recueils en oeuvres complètes, les réalités que recouvre le mot "ouvrage" nous orientent rapidement vers l'idée moins contraignante d'une bibliothèque limitée à 361 "thèmes".


Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu'il se promet de lire un jour est l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo:
"...le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé ni écrit."
Rapidement donc, se pose un problème d'espace, puis un problème d'ordre. Une brève inspection de votre appartement / maison vous permettra d'envisager des réponses au premier problème, je tenais moi à vous sensibiliser à l'importance du second point :

Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange: c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.
Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave; il est de l'ordre du "dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes?" : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on le ne sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.
A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.

Nous verrons sous peu (demain?) les différents classements envisageables, en dépit du provisoirement définitif et du définitivement provisoire.

Georges Perec, Penser/Classer (1978)

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