Il y a différentes choses, dans Anna Karénine. Une description de la noblesse russe, de Moscou à Petersbourg.
Dans ce contexte, le récit d'une passion, d'un adultère et de ses suites. Hors de ce contexte, la trajectoire de Lévine, qui nie la culture, l'art, loue la campagne, la simplicité et se met à rechercher, par nécessité, une (sinon la) foi.
Et puis bien sûr, plein de passages mémorables.
L'extrait suivant concerne Anna... Une jeune femme d'une beauté céleste, cultivée et fine d'esprit (que ce soit dans l'art de la conversation ou dans celui de comprendre autrui), à tel point qu'on ne l'imagine pas au début du roman, pouvoir manquer de clairvoyance, et se débattre avec des choses aussi pesantes que le doute, la jalousie ou le désespoir.
Tout ceci sera la résultat d'un long processus insidieux.
On en voit ici l'aboutissement, dans un passage agité, où le fil des pensées contradictoires est particulièrement bien rendu, entrecoupé qu'il est du commentaire machinal de ce qui croise son regard.
Doucement bercée par la calèche qu'entraînaient rapidement deux trotteurs gris, Anna jugea différemment sa situation en repassant au grand air et dans le fracas continuel des roues les événements des derniers jours. L'idée de la mort l'effraya moins, mais ne lui parut plus aussi inévitable. Et elle se reprocha vivement l'humiliation à laquelle elle s'était abaissée. "Pourquoi m'être accusée, avoir imploré son pardon? Ne puis-je donc vivre sans lui?" En laissant cette question sans réponse, elle se mit à lire machinalement les enseignes. "Bureau et magasins. Dentiste. Oui, je vais me confesser à Dolly ; elle n'aime pas Vronski, ce sera dur de tout lui dire, mais je le ferai ; elle m'aime, je suivrai son conseil ; je ne me laisserai pas traiter comme une enfant. Philippov ; kalatches. On dit qu'il en expédie la pâte à Petersbourg. L'eau de Moscou est meilleure, les reservoirs de Mytistchy." Et elle se souvint d'avoir autrefois passé dans cette localité en se rendant avec sa tante en pèlerinage à la Trinité-Saint-Serge. "On y allait en voiture dans ce temps-là ; était-ce vraiment moi avec des mains rouges? Que de choses qui me paraissaient des rêves irréalisables me semblent aujourd'hui misérables, et des siècles ne sauraient me ramener à l'innoncence d'alors! Qui m'eût dit l'abaissement dans lequel je tomberais? Mon billet l'aura fait triompher ; mais je rabattrai son orgueil... Mon Dieu, que cette peinture sent mauvais! pourquoi éprouve-t-on toujours le besoin de bâtir et de peindre?... Modes et parures."
Un passant la salua, c'était le marie d'Annouchka. "Nos parasites, comme dit Vronski. Pourquoi les nôtres?... Ah! si l'on pouvait arracher le passé avec ses racines! C'est impossible, hélas! mais tout au moins peut-on feindre de l'oublier..." Et se rappelant tout à coup son passé avec Alexis Alexandrovitch, elle constata qu'elle en avait aisément perdu le souvenir. "Dolly me donnera tort, puisque c'est le second que je quitte. Ai-je la prétention d'avoir raison!" Et elle sentit les larmes la gagner... "De quoi ces deux jeunes filles peuvent-elles bien parler en souriant? d'amour? elles n'en connaissent ni la tristesse ni l'ignominie... Le boulevard et des enfants. Trois petits garçons qui jouent aux chevaux... Serge, mon petit Serge, je vais tout perdre sans pour cela te regagner!... Oui, s'il ne revient pas, tout est bien perdu. Peut-être aura-t-il manqué le train et le retrouverai-je à la maison? Allons, voilà que je veux encore m'humilier... Non, je vais dire tout de suite à Dolly : je suis malheureuse, je souffre, je l'ai mérité, mais viens-moi en aide!... Oh! ces chevaux, cette calèche qui lui appartiennent, je me fais horreur de m'en servir! Bientôt je ne les reverrai plus!"
Tout en se torturant ainsi, elle arriva chez Dolly et monta l'escalier.
En réponse à ce passage, on pourrait citer l'un des
"Propos sur le Bonheur" du philosophe Alain,
toujours prêt à faire appel à la raison pour juguler ce qu'il appelle l'éloquence des passions.
L'éloquence des passions nous trompe presque toujours ; j'entends par là cette fantasmagorie triste ou gaie, brillante ou lugubre, que nous déroule l'imagination selon que notre corps est reposé ou fatigué, excité ou déprimé. [...]
Voilà le piège des passions. Un homme qui est bien en colère se joue à lui-même une tragédie bien frappante, vivement éclairée, où il se représente tous les torts de son ennemi, ses ruses, ses préparations, ses mépris, ses projets pour l'avenir ; tout est interprété selon la colère, et la colère en est augmentée; on dirait un peintre qui peindrait les Furies et qui se ferait peur à lui-même. Voilà par quel mécanisme une colère finit souvent en tempête, et pour de faibles causes, grossies seulement par l'orage du coeur et des muscles. Il est pourtant clair que le moyen de calmer toute cette agitation n'est pas du tout de penser en historien et de faire la revue des insultes, des griefs et des revendications ; car tout cela est faussement éclairé, comme dans un délire. Ici encore il faut, par réflexion, deviner l'éloquence des passions et refuser d'y croire. Au lieu de dire : "Ce faux ami m'a toujours méprisé", dire : "dans cette agitation je vois mal, je juge mal ; je ne suis qu'un acteur tragique qui déclame pour lui-même." Alors vous verrez le théâtre éteindre ses lumières faute de public; et les brillants décors ne seront plus que barbouillages. Sagesse réelle ; arme réelle contre la poésie de l'injustice.
Tolstoï, Anna Karénine (1877)
Alain, Propos sur le bonheur (1913)