The Americans est devenu mon livre de chevet. Depuis que je l'ai rouvert, je le feuillette un peu tous les jours. Dans une rue de Savannah, un après-midi de mille neuf cent cinquante-cinq qui est l'année de toutes les photos du livre, un couple traverse une rue. Lui est un soldat en uniforme, chemise et casquette. Il peut avoir une cinquantaine d'années, pipe au bec, décontracté à l'américaine, en dépit du corps boudiné et du bide scié à la taille par le pantalon. La femme est nettement plus petite malgré les talons et lui tient le bras à l'ancienne, dans le pli du coude. Robert Frank les a saisis de face, tous deux regardent l'objectif. Elle s'est mise sur son trente-et-un, moulée dans une jolie robe sombre, gansée aux poches et au cou, avec des escarpins vernis. Elle sourit au photographe. Elle paraît plus âgée que lui, le visage marqué par des souffrances, enfin c'est ce que je vois. On pense tout de suite qu'elle ne se balade pas tous les jours au bras d'un homme, qu'elle vit un jour de magnificence avec son sac neuf, sa mise en plis de jeune fille, son mec balaise et sa casquette d'officier. C'était un dimanche de la vie comme il y en a, la chance s'est abattue sur vous. [...] On fait tous ça un jour, homme ou femme, on se pavane au bras de quelqu'un comme si on était seul au monde à avoir décroché le gros lot. Il faudrait s'en tenir à ces fulgurances. On ne peut espérer aucune continuité dans l'existence.
Yasmina Reza, Babylone (2016)
Robert Franck, Savannah (1956)