La Russie me fascine, qu'elle soit pré- ou post-révolutionnaire. Plus précisément sa culture... l'âme slave. Maintes fois abordée sur ce blog depuis sa création, elle l'est sans doute encore plus récemment, entre Tchernobyl (livre et série), "Le Zéro et l'Infini", et l'excellent documentaire "Goulag, une histoire soviétique" (à visionner sur arte.fr)
Poursuivons donc les extraits de la Supplication. Au détour de ce témoignage d'un inspecteur de la préservation de la nature, est abordé le rapport entre l'individu et un peuple tout entier.
Soudain, nous avons éprouvé un sentiment nouveau, inhabituel : chacun de nous avait une vie propre. Jusque-là, nous n'en avions pas besoin. Chacun a commencé à s’interroger à chaque instant sur ce qu'il mangeait, ce qu'il donnait à manger aux enfants, ce qui était dangereux pour la santé et ce qui ne l'était pas... Et il devait prendre ses décisions personnellement. Nous n’étions pas habitués à vivre ainsi, mais avec tout le village, toute la communauté, toute l'usine, tout le kolkhoze. Nous étions des Soviétiques, avec un esprit communautaire.
Si j'ai relevé ce passage, c'est sans doute que j'avais été sensibilisé plus tôt par "Le Zéro et l'Infini", où la place de l'individu n'a de cesse d'être discutée (et niée)
[... ]le « Je » [était] une qualité suspecte. Le Parti n’en reconnaissait pas l’existence. La définition de l’individu était : une multitude d’un million divisée par un million.
Le Parti niait le libre arbitre de l’individu – et en même temps exigeait de lui une abnégation volontaire. Il niait qu’il eût la possibilité de choisir entre deux solutions – et en même temps il exigeait qu’il choisît constamment la bonne. Il niait qu’il eût la faculté de distinguer entre le bien et le mal – et en même temps il parlait sur un ton pathétique de culpabilité et de traîtrise. L’individu – rouage d’une horloge remontée pour l’éternité et que rien ne pouvait arrêter ou influencer – était placé sous le signe de la fatalité économique, et le Parti exigeait que le rouage se révolte contre l’horloge et en change le mouvement. Il y avait quelque part une erreur de calcul, l’équation ne collait pas.
Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1997)
Arthur Koestler, le Zéro et l'Infini (1945)