jeudi 27 août 2015

Un état anormal de contentement de soi-même

Bien que prompt à oublier de gênants souvenirs de nature à entâcher son estime de soi et parasiter sa vie sociale, Nekhlioudov, personnage central du roman Résurrection de Tolstoï, n'en finit pas moins par faire preuve de lucidité. Il perçoit alors la vacuité et la fausseté des conversations, et prendra peu à peu ses distances avec la noblesse russe.

En suivant tantôt Sophie Vassilievna, tantôt Kolossof, il se rendait compte premièrement qu'ils n'avaient pas plus d'intérêt pour la pièce qu'ils n'en avaient l'un pour l'autre, et que, s'ils parlaient, c'était uniquement pour satisfaire un besoin physiologique de faire marcher, après les repas, les muscles de la langue et du gosier; deuxièmement, que Kolossof, ayant bu de la vodka, du vin et des liqueurs, était un peu ivre, non pas de l'ivresse des paysans, qui boivent rarement, mais ivre comme les gens qui sont accoutumés au vin. Il ne titubait pas, ne disait pas de bêtises, mais se trouvait dans un état anormal d'excitation et de contentement de soi-même. Enfin Nekhlioudov voyait que, tout en parlant, Sophie Vassilievna jetait des coups d'oeil inquiets vers la fenêtre, par où commençait à filtrer un rayon de soleil qui risquait d'éclairer trop violemment ses rides.

Tolstoï, Résurrection (1899)

dimanche 23 août 2015

La raison d’état, cette myopie

Je suis actuellement en vacances, aussi le rythme de publication est-il ralenti (quoique). J'en profite pour publier un texte long, entendu pour la première fois dans une des "Histoire(s) du Cinéma" de Godard.

Y est lu cet écrit de Victor Hugo, alors en exil (on en est 1876, Napoléon III est à la tête du second empire). Hugo y parle d'un pays qui lui est cher, la Serbie. Si le pays a pu obtenir son autonomie en 1830 et s'affranchir de la tutelle de l'Empire Ottoman (en place depuis 1459), son peuple continue d'être persécuté par les Turcs. 


C'est un peu long pour une note de blog, certes, mais je vous encourage vraiment vraiment à la lire (quitte à l'imprimer), tant les mots sont puissants. Qui plus est, ce texte est aujourd’hui considéré comme l’un des actes fondateurs de l’idée européenne.


Il devient nécessaire d’appeler l’attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que les gouvernements semblent ne point l’apercevoir. Ce fait, le voici : on assassine un peuple. Où ? En Europe. Ce fait a-t-il des témoins ? Un témoin, le monde entier. Les gouvernements le voient-ils ? Non.

Les nations ont au-dessus d’elles quelque chose qui est au-dessous d’elles les gouvernements. À de certains moments, ce contre-sens éclate : la civilisation est dans les peuples, la barbarie est dans les gouvernants. Cette barbarie est-elle voulue ? Non ; elle est simplement professionnelle. Ce que le genre humain sait, les gouvernements l’ignorent. Cela tient à ce que les gouvernements ne voient rien qu’à travers cette myopie, la raison d’état ; le genre humain regarde avec un autre œil, la conscience.

Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c’est que les crimes sont des crimes, c’est qu’il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu d’être un assassin, c’est que l’Europe est solidaire, c’est que tout ce qui se fait en Europe est fait par l’Europe, c’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve ; c’est qu’à l’heure qu’il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, on incendie, on pille, on extermine, on égorge les pères et les mères, on vend les petites filles et les petits garçons ; c’est que, les enfants trop petits pour être vendus, on les fend en deux d’un coup de sabre ; c’est qu’on brûle les familles dans les maisons ; c’est que telle ville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures de neuf mille habitants à treize cents ; c’est que les cimetières sont encombrés de plus de cadavres qu’on n’en peut enterrer, de sorte qu’aux vivants qui leur ont envoyé le carnage, les morts renvoient la peste, ce qui est bien fait ; nous apprenons aux gouvernements d’Europe ceci, c’est qu’on ouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles, c’est qu’il y a dans les places publiques des tas de squelettes de femmes ayant la trace de l’éventrement, c’est que les chiens rongent dans les rues le crâne des jeunes filles violées, c’est que tout cela est horrible, c’est qu’il suffirait d’un geste des gouvernements d’Europe pour l’empêcher, et que les sauvages qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que les civilisés qui les laissent commettre sont épouvantables.

Le moment est venu d’élever la voix. L’indignation universelle se soulève. Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole et donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter.

Les gouvernements balbutient une réponse. Ils ont déjà essayé ce bégaiement. Ils disent : on exagère.

Oui, l’on exagère. Ce n’est pas en quelques heures que la ville de Balak a été exterminée, c’est en quelques jours ; on dit deux cents villages brûlés, il n’y en a que quatrevingt-dix-neuf ; ce que vous appelez la peste n’est que le typhus ; toutes les femmes n’ont pas été violées, toutes les filles n’ont pas été vendues, quelques-unes ont échappé. On a châtré des prisonniers, mais on leur a aussi coupé la tête, ce qui amoindrit le fait ; l’enfant qu’on dit avoir été jeté d’une pique à l’autre n’a été, en réalité, mis qu’à la pointe d’une bayonnette ; où il y a une vous mettez deux, vous grossissez du double ; etc., etc., etc.

Et puis, pourquoi ce peuple s’est-il révolté ? Pourquoi un troupeau d’hommes ne se laisse-t-il pas posséder comme un troupeau de bêtes ? Pourquoi ?… etc.

Cette façon de pallier ajoute à l’horreur. Chicaner l’indignation publique, rien de plus misérable. Les atténuations aggravent. C’est la subtilité plaidant pour la barbarie. C’est Byzance excusant Stamboul.

Nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d’un bois qu’on appelle la forêt de Bondy ou la forêt Noire est un crime ; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu’on appelle la diplomatie est un crime aussi.

Plus grand. Voilà tout.

Est-ce que le crime diminue en raison de son énormité ? Hélas ! c’est en effet une vieille loi de l’histoire. Tuez six hommes, vous êtes Troppmann ; tuez-en six cent mille, vous êtes César. Être monstrueux, c’est être acceptable. Preuves : la Saint-Barthélemy, bénie par Rome ; les dragonnades, glorifiées par Bossuet ; le Deux-Décembre, salué par l’Europe.

Mais il est temps qu’à la vieille loi succède la loi nouvelle ; si noire que soit la nuit, il faut bien que l’horizon finisse par blanchir.

[...]

Mais on nous dit : Vous oubliez qu’il y a des « questions ». Assassiner un homme est un crime, assassiner un peuple est « une question ». Chaque gouvernement a sa question ; la Russie a Constantinople, l’Angleterre a l’Inde, la France a la Prusse, la Prusse a la France.

Nous répondons : L’humanité aussi a sa question ; et cette question la voici, elle est plus grande que l’Inde, l’Angleterre et la Russie : c’est le petit enfant dans le ventre de sa mère.

Remplaçons les questions politiques par la question humaine.

Tout l’avenir est là.

Disons-le, quoiqu’on fasse, l’avenir sera. Tout le sert, même les crimes. Serviteurs effroyables.

Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages ; libre pensée, libre échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix ? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. Les raisonnements le constatent, les événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous les philosophes sont d’accord, et aujourd’hui les bourreaux joignent leur démonstration à la démonstration des philosophes. À sa façon, et précisément parce qu’elle est horrible, la sauvagerie témoigne pour la civilisation. Le progrès est signé Achmet-Pacha. Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même, toutes les nations sœurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c’est-à-dire la liberté ayant pour capitale la lumière. En un mot, les États-Unis d’Europe. C’est là le but, c’est là le port. Ceci n’était hier que la vérité ; grâce aux bourreaux de la Serbie, c’est aujourd'hui l’évidence. Aux penseurs s’ajoutent les assassins. La preuve était faite par les génies, la voilà faite par les monstres.

L’avenir est un dieu traîné par des tigres.

Victor Hugo, Paris, 29 août 1876.

jeudi 20 août 2015

Ces choses qui m’émerveillent et s’en vont

"Depuis que je suis petit, j’ai une espèce de maladie: toutes les choses qui m’émerveillent s’en vont sans que ma mémoire les garde suffisamment".

Ce sentiment de perte sera le moteur de Jacques-Henri Lartigues (1894-1986). Tout au long de sa vie, il consignera dans des albums et sur des milliers de pages, photos, commentaires et impressions. Dans l'exposition "Lartigue, la vie en couleurs", la Maison Européenne de la Photographie présente une sélection de clichés couleur, pan méconnu de son oeuvre photographique.

Jusqu'au 23 août

Photographie J. H. Lartigue © Ministère de la Culture

lundi 17 août 2015

Note pour plus tard - Blackalicious


Le retour du duo Blackalicious, après dix ans d'absence (sur album).
Content de ré-entendre une telle production, basée sur des sons soul revitaminés.
L'album "IMANI Vol. 1" paraîtra le 18 septembre.

jeudi 13 août 2015

Lately I'm not feeling like myself

Lately I'm not feeling like myself
When I look into the glass I see someone else
I hardly recognize this face I wear
when I stare into her eyes - I see no one there
Lately I'm not feeling like myself

Lately I've been losing all my time
All that mattered to me slept my mind
Everytime I hit another town strangers appear to lock me down
Lately I've been losing all my time

The mystery that no one knows
Where does love go when it goes?

Lately words are missing from now on
Vanished in the haze of love gone wrong
There's no future, there's no past, in the present nothing lasts
Lately someone's missing from now on

The mystery that no one knows
Where does love go when it goes?

Lera Lynn, Lately
dans True Detective (S02E08) - Nic Pizzolatto

True Detective, Saison 2, c'est fini.
Une saison certes en-deçà de la première (l'atmosphère si particulière n'y est pas), mais qui a toutefois selon moi fait l'objet de critiques bien injustes [...]
Bref, à voir malgré tout, car l'intensité y est, elle.

mardi 11 août 2015

Oublier cette histoire

L'oubli comme méthode de résolution de conflits intérieurs...

Dans le fond de lui-même, il savait que le fait d'avoir conscience de la malignité, de la bassesse et de la cruauté de son acte lui faisait perdre non seulement le droit de juger les autres, mais encore de les regarder et pour lui-même lui interdisait désormais de se considérer comme un jeune homme remarquable, plein de noblesse et de générosité. Et cependant, pour continuer cette vie effrontée et joyeuse, il avait besoin de porter sur sa personne ce jugement flatteur; pour cela, il n'y avait qu'un moyen : oublier cette histoire. C'est ce qu'il fit.

Tolstoï, Résurrection (1899)

vendredi 7 août 2015

La paix, le seul combat qui vaille d'être mené

6 août 2015, 70 ans après la bombe atomique de Hiroshima. Afin d'en rappeler/perpétuer la triste mémoire, beaucoup de quotidiens sont revenus sur cet anniversaire, en rapportant le témoignage de rescapés, ou en reproduisant des "unes" d'époque. Dans un éditorial de "Combat", journal lié à la résistance et né en 1942, Albert Camus écrivait ces lignes.

Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

[...] Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison.

Albert Camus, Editorial de "Combat "
(8 août 1945)

jeudi 6 août 2015

(This dream in which) Everything will still be ahead


It seems to make me return to the place, poignantly dear to my heart, where my grandfathers house used to be in which I was born 40 years ago right on the dinner table. Each time I try to enter it, something prevents me from doing that. I see this dream again and again. And when I see those walls made of logs and the dark entrence, even in my dream I become aware that I'm only dreaming it. And the overwhelming joy is clouded by anticipation of awakening. At times something happens and I stop dreaming of the house and the pine trees of my childhood around it. Then I get depressed. And I can't wait to see this dream in which I'll be a child again and feel happy again because everything will still be ahead, everything will be possible...

Andrei Tarkovski - Le Miroir (Zerkalo, 1974)

lundi 3 août 2015

[Playlist] Note pour plus tard - Top 2015.5

Période de vacances, période de calme et réflexion. J'en profite pour dresser à mi-parcours une sélection des albums 2015 que j'ai le plus écoutés (en vue, bien sûr, du palmarès de fin d'année, d'ici 4 mois). En prime, une playlist Whyd (que vous pouvez lancer dès maintenant)

Note pour plus tard : Compléter mes achats d'albums pour 2015
(avec en premier lieu, l'album de Shana Cleveland)





- Les albums que j'ai le plus écoutés et appréciés :
the Apartments - No Song, No Spell, No Madrigal
Blur - The Magic Whip
Brown Bird - Axis Mundi
Built To Spill - Untethered Moon
Cannibal Ox - Blade Of The Ronin
Destroyer Poison Season
FFS - FFS
Seoul - I Become A Shade
Shana Cleveland and the Sandcastles - Oh Man, Cover the Ground
Superpoze - Opening

- Quelques autres :
Alabama Shakes - Sound and Color
BADBADNOTGOOD and Ghostface Killah - Sour Soul
Bedhead - Live 1998
Gomina - Prints
Gontard! - Repeupler
Krill - A Distant Fist Unclenching
Mount Eerie - Sauna
Oiseaux-Tempête - Ütopiya
Other Lives - Rituals
Rémi Parson - Précipitations
Siskiyou - Nervous
Sufjan Stevens - Carrie and Lowell

samedi 1 août 2015

Cette expression absolument libre

Je crois qu'il importe aujourd'hui que le cinéma se tourne vers cette forme intérieure, vers ces expressions absolument libres comme est libre la littérature, comme est libre la peinture qui parvient à l'abstraction.

(Michael Antonioni)

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Il y a pas mal d'expositions printanières que j'ai omis de mentionner ici (dont l'expo Antonioni @ Cinémathèque). Je rattrape ces jours-ci mon retard, et ne résiste pas à publier ici quelques affiches des films incontournables du réalisateur italien.